Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Regard vers le nord :

« Le lendemain matin, je cingle vers le nord, sur la route rouverte. Ma progression est contrariée par la glace et la neige, qui m’imposent à présent un usage du nouvel accessoire. Dès que ma roue dérape, je descends un ou deux skis, prestement, les pieds posés sur les plateaux qui les surplombent. C’est généralement au niveau des changements de revêtement entre glace et neige, et dans certains virages que je l’utilise. Je m’en sers comme on le ferait avec des machines légères de moto-cross, en “sortant” la jambe tendue pour trouver un troisième appui dans les glissades. Pour éviter une sollicitation trop violente de mes articulations, c’est avec mon poids tout entier et mes quadriceps que j’amortis les chocs, ensuite les skis se relèvent tout seuls, grâce à deux tendeurs utilisables jusqu’à -60 °C. Le système semble fonctionner sans risque jusqu’à 60 kilomètres/heure. Pour l’instant, je ne souhaite pas utiliser cette invention à plus grande vitesse. Elle n’a pas été conçue par un bureau d’études mais par une somme d’intuitions, de flair et de pragmatisme. Son usage est potentiellement dangereux. Une moto possède ses propres équilibres, et la mienne a déjà subi de fortes modifications – ce n’est pas une motoneige.
Au fur et à mesure que j’avance, la neige se renforce, épaississant un sol déjà difficile. J’accélère le rythme, car j’estime ne pas avoir suffisamment de carburant pour faire demi-tour. J’entreprends donc de passer, persuadé d’avoir fait le plus dur. En sortant d’un bois face à une montagne pelée, j’avise un panneau d’avalanche, dressé pour me prévenir d’un risque dans ce couloir. À peine ai-je ralenti que la montagne se met à gronder… Je m’arrête lentement, posant les deux pieds à terre. Le sol vibre. Une immense masse de neige poudreuse dévale bruyamment de la montagne. Je contemple le phénomène en spectateur chanceux. La neige recouvre maintenant la route devenue infranchissable. Je descends promptement de la moto, retire un gant et plonge la main dans ma poche gauche pour en sortir ma clé de 15. J’enlève l’élastique bleu du côté opposé à la béquille, place le premier air shock et le gonfle. Je fais ensuite basculer la machine de l’autre côté en remontant la béquille pour placer le second. La moto est stabilisée.
Il est 15 heures. Dans une heure, il fera nuit. N’ayant pas une minute à perdre, je gagne un renfoncement entre les arbres tout proche de la route. J’aplatis et gratte le sol avec ma pelle et y dépose un tapis de branchages peu épais. La neige aux abords est profonde. Je peux y improviser un abri pour la nuit. J’enlève ma doudoune pour éviter de trop transpirer et creuse sous les arbres jusqu’au sol. Je dégage à la hache toutes les branchettes qui me gênent. Puis j’installe ma bâche pliée pour m’isoler du sol glacé. Il me reste une petite demi-heure avant d’être plongé dans l’obscurité. Je consolide mon abri et renforce la toiture en recouvrant le dessus des branches, de neige. Je ramasse du bois mort pour alimenter un feu jusqu’à demain et me prépare une petite réserve pour la nuit. Je vais tirer dans le feu la pointe de mes longs morceaux de bouleau pour qu’ils se consument progressivement.
Le froid s’est intensifié. Comme j’ai oublié de remettre ma Thermos à l’abri, elle a gelé. Son bouchon laisse s’échapper une langue de glace, les deux Red Bull oubliés dans le pneu de secours ont éclaté, et mes gourdes bleues sont devenues des blocs gelés. Je ne crois pas qu’une bonne nuit s’annonce. En tout cas, elle va être longue, très longue… La neige continue de tomber. Le feu qui crépite me tient compagnie. Je me demande combien de temps je vais devoir rester ici. Mon téléphone satellite ne fonctionne pas. Quelqu’un sait-il qu’une avalanche a bloqué la route ? Aucun bruit n’est perceptible à la lisière de la forêt, pas même celui du moteur d’un camion ou d’une auto. À 18 heures, ma batterie de secours est pleine. Je programme mon smartphone pour qu’il vibre quinze fois, à chaque heure, afin de rythmer mes actions : l’entretien du feu, le prélèvement de braises que je verse dans une boîte en fer placée sous la moto abritée sous sa bâche… Recroquevillé dans mon duvet, j’ai passé un bonnet sur ma cagoule ; ma doudoune est complètement fermée. La température continue de descendre.
Je fais tourner le moteur de la moto deux fois pendant la nuit, les braises diffusent un peu de tiédeur. Au petit matin, je remarque qu’il a dû faire très froid : j’ai fini par m’endormir, mais je me suis réveillé avec le visage collé à la cagoule et au duvet par la glace résultant de ma respiration. La lumière revient lentement et le bruit d’un engin de déneigement avec son avertisseur sonore me font sortir de mon terrier. J’ai la tête dans un étau et le cou raide. Mes mains emprisonnent une tasse de thé chaud. Le conducteur du véhicule est surpris de me voir là. Il me demande si tout va bien. Il lui a fallu trois bonnes heures pour rouvrir la voie. Je vais pouvoir poursuivre jusqu’à Iskut.
Je reprends enfin la route. La neige continue de tomber, mais rouler me redonne de l’énergie. La chaussée est masquée par une épaisse couche de glace striée. Le conducteur de l’engin de déneigement m’a indiqué un motel à l’entrée d’Iskut ; je vais pouvoir me réchauffer et passer une bonne nuit. À 15 heures 30, un panneau me confirme que je suis arrivé à destination. Les yeux rivés au sol, j’aperçois du coin de l’œil une cheminée fumante à l’arrière du motel. Un petit remblai d’une quarantaine de centimètres sépare la route de l’accès principal. Une motoneige l’a enjambé. Dois-je faire de même ? Une cinquantaine de mètres conduisent ensuite au sommet de la butte où se trouve le bâtiment qui accueille les chambres. Pendant que je m’élance au-dessus du remblai, je m’interroge sur sa présence. Est-ce l’engin de déneigement de la voirie qui a poussé la neige et encombré le passage ou bien l’obstacle a-t-il été dressé pour fermer l’accès ? La réponse me parvient aussitôt. Le voile doux et lisse de la neige fraîche dérobe à la vue un sol chaotique, dur et gelé. Il m’oblige à me redresser sur les skis et à accélérer pour m’élever jusqu’au bâtiment. Pas d’autres options que chuter, rester coincé à mi-parcours ou foncer. Au sommet du raidillon, j’abaisse la béquille et descends de moto. Je prends conscience de la difficulté dans laquelle je viens de me fourrer… Le motel est fermé pour l’hiver. Je toque à la porte de la petite maison où fume la cheminée, mais personne ne répond. Je fais le tour complet du complexe hôtelier, suivi par un énorme chien-loup à l’épaisse fourrure, qui reste auprès de moi très tranquillement.
Rien ne sert de traîner par ici plus longtemps, la nuit est toute proche. Que faire ? Redescendre, rebrousser chemin ? L’opération est plus périlleuse. Je remets mon casque, enfile mes gants et essaie en vain de redresser la moto posée sur sa béquille – impossible. Elle est trop lourde et mes pieds patinent sur l’épaisse couche de glace translucide. Après plusieurs tentatives infructueuses, je pense à mes semelles en caoutchouc cloutées qui se trouvent sous mes sacs, dans le coffre en aluminium. Je défais tout pour les sortir et les place sous mes bottes. Dix clous sous la voûte plantaire et deux à l’arrière du pied, comme des crampons au football. Vont-elles me sortir du piège ? Je redresse la machine de toutes mes forces, la béquille remonte… Mais mon pied dérape et la moto se couche. Les complications recommencent. À l’aide de ma hache, j’entaille profondément la glace bleue pour creuser des appuis. J’essaie pendant quelques minutes de relever les 450 kilos de la Dyna, mais c’est impossible. Je renonce ; je ne veux pas me blesser. Je tire et pousse la moto sur le sol pour la faire glisser, espérant avoir davantage de chance plus loin, mais rien n’y fait.
Je descends sur la route dans l’espoir d’arrêter une voiture, mais les rares véhicules qui passent ne se risquent pas à freiner, ni même à ralentir sur la piste gelée. Depuis l’habitacle de leur auto, les conducteurs ne doivent pas m’identifier comme un usager en difficulté, mais plutôt comme un auto-stoppeur. Au loin, j’aperçois un gros pick-up qui se rapproche et vient dans ma direction. Je m’impose au milieu de la route. Le truck s’arrête. Le conducteur s’appelle Richard. C’est un retraité autrichien qui vit dans le coin ; il veut bien me prêter main-forte, mais il est âgé et pas très costaud. Son pick-up à quatre roues motrices peine à gravir la pente. Il y parvient finalement.
“À mon âge, quand on a le dos fragile, on utilise sa tête”, dit-il.
Il part quérir une poutre pour l’installer sous la moto et, par un effet de levier, m’aide à la redresser. Il me recommande ensuite un lodge qui se situe en contrebas, mais quand je vois l’inclinaison du chemin, je n’ai pas envie de m’y aventurer. La descente me paraît déjà très risquée et la remontée impossible.
“Chez moi, tu auras le même problème. Si tu préfères, il y a un ranch à 18 kilomètres, qui appartient à un autre couple d’Autrichiens ; ils louent des chambres. Au-delà de ce point, tu ne trouveras plus personne jusqu’à Dease Lake, à 88 kilomètres.
— OK, je vais m’arrêter au ranch, je n’ai pas envie de rouler plus longtemps. J’ai trop peu dormi cette nuit.”
Pourtant, je dépasse le ranch qui ne m’inspire pas… Je suis convaincu que je peux me rendre à Dease Lake. Mon entraînement en Russie m’a conforté dans ma capacité à endurer de longues distances. Je puise dans mes réserves. La nuit a une vertu en hiver, celle de changer les sensations, de sorte que l’on compense moins le pilotage en fonction de la couleur de la glace ; l’obscurité pousse à ralentir moins souvent, en dépit de dangers croissants. Au sol, de la glace, rien que de la glace. Ma conduite se raidit, mes épaules également. Les petites dents de tungstène de mes roues tentent de s’agripper mais, avec les rainures creusées par les engins de voirie, elles peinent à trouver un bon contact. La route est interminable au cœur de la forêt. Les poteaux plantés par l’homme balisent mon chemin. Le panneau “Dease Lake, 2 kilomètres” annonce la fin de l’étape : je vais passer la nuit à l’Arctic Divide Ranch Lodge & Motel, une belle construction en rondins de bois clair. Je replace les air shocks afin que la moto ne soit pas étendue sur le sol demain, quand je voudrai reprendre la route. Le couple propriétaire du lodge me réserve un accueil très agréable et me propose un bon prix pour cette nuit. En revanche, toutes les chambres sont réservées pour la fin de la semaine, mais si je souhaite rester, on peut me libérer un espace dans un petit débarras et y installer un matelas. Les propriétaires le mettront à ma disposition gratuitement le temps de mon séjour. L’idée me plaît. Ils me recommandent une des plus belles routes du Canada : la route de Telegraph Creek. Elle sinue dans les montagnes vers les réserves indiennes. Après avoir pris mon temps, je termine ma journée par une bonne douche chaude pour me ragaillardir et une soupe passée au four à micro-ondes dans la petite cuisine à l’étage. »
(p. 222-227)

La force des Loups (p. 77-81)
Se refaire à Séoul (p. 177-180)
Extrait court
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