« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • Œuvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
Lettre à l’olivier :

« Ελαια. Élaïa. C’est ainsi que j’appris à vous nommer, dans mes courts apprentissages du grec ancien. Élaïa. Il est vrai que tout, chez vous, démontre que vous êtes du genre féminin. Je descends ce matin à pied par les terrasses de soleil qui mènent à Nyons, dans les montagnes de la Drôme, et vous observe à chacune des marches avec un profond respect. Vous êtes la femme, forcément, par l’harmonie de vos hanches, par les courbes sensuelles de vos petites feuilles et leur doux camaïeu gris argent, par votre allure de passionaria debout sur la caillasse, par les rides de vos troncs, creusées par les rires, les pluies, les douleurs et la mort des enfants.
Je m’approche et vous effleure de la main, comme sur la joue d’une mère.
Olivière, et non pas olivier, car la paix du monde ne peut être proclamée que par les femmes. Vous soutenez les humains dans leurs douloureux combats, les guérissez par la décoction de vos feuilles, vous soignez les maux de ceux qui vivent trop vite ou qui ne se respectent pas. Prenez-moi dans vos bras, belle guérisseuse, j’ai mal, s’il vous plaît, dites-moi la Méditerranée.
Je n’ai jamais voyagé en Grèce, sinon dans les livres de Jacques Lacarrière, le promeneur au visage de moine fripon, un de mes maîtres. Ce faiseur de chemins m’a tout donné d’Ellas, depuis la rudesse des pieds brûlés des vignes aux vertiges des rochers de l’Athos, du bruit du navire bleu qui heurte le quai blanc aux premières larmes de votre huile encore trouble, accouchée au sexe de la meule.
Il savait vous aimer. Il savait, lui, que les dieux séjournent sous votre écorce, que les chuchotis de vos cimes, les bruissements de vos ramures, sont les voix de ceux qui vous ont choisi pour demeure.
Alors, permettez que parfois, moi aussi, je souffre et que je crie.
Quand je vous vois sur les parkings des jardineries et autres magasins de bricolage, engoncés dans vos panières noires ridicules, posées sur des palettes par des chariots transbordeurs, j’ai mal au plus profond de vos racines blessées.
Vous étiez des divinités et l’on veut faire de vous des éléments de décor, entre la margelle d’un faux puits et plusieurs pétunias blancs. Ah ! les pétunias blancs !
Il y a quelques semaines, on vous arrachait à la pelle mécanique sur un plateau caillouteux d’Espagne, vous les centenaires, vous les respectables. Jamais vous n’imaginiez que la route que vous bordiez menait quelque part, jamais vous ne pensiez connaître les affres du camion qui vibre, le fouet de la vitesse, les odeurs d’aire d’autoroute et l’ombre chaude des entrepôts.
Pourtant vous êtes là, ce samedi matin d’avril, juchée sur le plateau, vous la déesse bafouée. Le client, propriétaire d’un jardin, d’une courette ou, pire, d’un balcon, muni d’un jeton de chariot, vous reluque et hésite. Après réflexion, il se dit que pour 285 euros, c’est son jour. Promo ! S’il le veut, à lui la gloire, aujourd’hui ! À lui maintenant l’Iliade, à lui l’Olympe et tous les héros ! À lui Picasso et la colombe, la paix des dieux, le calme après le Déluge, la maison d’Ulysse et la couronne olympique ! Voilà le béotien touché par les grâces mythologiques – il se dit qu’il faut absolument qu’il lise Platon, oui, c’est sûr, il s’y mettra demain. Enfin, il se décide.
Carte bleue, bleue comme le ciel de l’Attique.
L’air satisfait, inspiré, il rentre chez lui lesté de l’arbuste martyr dans sa remorque grise. Il le plantera vendredi, “l’olivier” redevenu masculin. Ce dimanche, tout le cercle de famille viendra admirer l’émigré, le misérable, le désespéré, piqué comme un clochard sous la façade du pavillon triste. À la maisonnée désormais la sagesse et la paix, le verre d’ouzo, l’ivresse morne et la feta sur les tomates, avec le basilic ! »
(p. 103-106)

Lettre au chêne (p. 46-48)
Lettre au ginkgo (p. 65-68)
Extrait court
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.