« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • Œuvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
Lettre au ginkgo :

« Je ne sais si cette lettre vous parviendra et si vous en comprendrez le sens, vous qui venez des temps anciens et de l’Orient lointain. Il est vrai que l’engouement actuel pour votre personne pourrait vous conduire à quelque suffisance. Partout dans les jardins publics, les parcs et les jardinets, je vois que l’on s’offre avec vous un voyage en Chine à peu de frais, que les gens des pépinières vous marcottent en quantité et vous imposent en tête de gondole. Pourtant l’on devrait avoir pour vous un peu plus de respect !
J’entends toujours les mêmes rengaines à votre sujet, que vous êtes un fossile – ce qui me paraît bien désobligeant –, que vous auriez survécu aux chutes des météorites et aux catastrophes atomiques. Quant à votre couleur, elle déclenche des acclamations ébaudies ! Tout cela m’agace un peu. Certes, vous êtes un ancêtre, une presque fougère, et l’on pourrait trouver le dessin de vos feuilles dans les houilles du carbonifère, mais ce n’est pas le plus important. Chez nous, vous êtes une jeune personne, un immigrant de hasard, un “noyer japonais”, rapporté par les Compagnies des Indes comme un sujet de jardin ou de cabinet de curiosités. On dit qu’on aurait vendu, la première fois en Europe, vos deux pieds initiaux pour quarante écus, ce qui fait quatre mille sous, et cela me semble beaucoup ! N’est-ce pas plutôt la fameuse couleur dorée de vos feuilles à l’automne qui serait à l’origine de votre trébuchant surnom ? Non, décidément, à ce nom de sequins, je préfère votre nom chinois, gin kyo, ou “arbre aux abricots d’argent”, même si ce nom ne désigne que votre moitié, celle du genre féminin.
Car vous êtes différence, mâle ou bien femelle, Philémon ou Baucis, Paul ou Virginie, nord ou sud, yin ou yang. Je l’affirme, en cette époque troublée, même si je me bats pour toutes les libertés : il faut respecter les genres et leurs spécificités. Aussi j’accuse certains grands maîtres de la Faculté, des docteurs Mabuse de l’identité genrée, d’avoir fait parfois de vous des hermaphrodites : sur un de vos pieds mâles, ancien, fatigué, ici, au jardin des Plantes de Montpellier, vers 1830, un certain Delile, fourbe manipulateur et prétendu professeur, greffa un jeune rameau femelle rapporté de Genève. Le savant tératophile réussit son coup : les ovules de la demoiselle sont désormais fécondés, chaque été, par les gamètes du vieux barbon sur la branche d’à côté…
Heureusement, les fruits, même fertiles, de cette union monstrueuse sont tout aussi puants que ceux que vous pondez lorsque vos genres sont séparés. L’ignoble odeur de beurre rance qui suinte de vos abricots gluants, leur texture visqueuse lorsqu’ils pourrissent au sol ne collent pas du tout avec votre élégance orientale ! Comme quoi le palais d’Été n’est pas loin des latrines !
Passons au palais d’Automne : vos feuilles aux nervures préhistoriques, à condition qu’elles soient jaunies, sont fort bénéfiques à notre santé. Elles agissent sur toutes les fonctions de nos pauvres appareils vasculaires, depuis nos membres jusqu’à notre cerveau, et jusqu’à nos organes des sens. Comme si, en vieillissant, vous faisiez preuve d’une grande compassion envers nous, pauvres humains assaillis dans notre chair par les méfaits du temps qui passe. Admirable solidarité du vivant ! Jambes lourdes, fourmillements, troubles de la vue, acouphènes : tout y passe ! Jusqu’à nos détestables troubles de la mémoire, qui font parfois que je ne me souviens plus de l’orthographe exacte de votre patronyme : ginkgo, ginko ou gingko, j’hésite ! »
(p. 65-68)

Lettre au chêne (p. 46-48)
Lettre à l’olivier (p. 103-106)
Extrait court
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.