Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Dans la queue du typhon :

« Il est heureux que le Kamtchatka ne comporte ni sangsues, ni serpents, ni tiques, ni araignées venimeuses, ni même aucun amphibien si ce n’est le triton sibérien. Dans le cas contraire, la traversée de ces taillis crépus deviendrait vite une sanguinaire chasse à l’homme. Mordus, piqués, sucés nous le sommes, mais seulement par les quelques moustiques que le vent et la pluie n’ont pas découragés de nuire. Des bêtes plus grosses habitent cependant les lieux, dont les sentes piétinées font des tunnels dans la confusion des broussailles : partout se croisent des passées d’ours bruns, fuites et refuites couvertes d’empreintes énormes, pieds de yéti étrangement humains avec leurs cinq orteils déployés. Pas de doute, nous sommes dans un de ces “pays vils” dont parle la vénerie médiévale : une forêt peuplée d’animaux sauvages. Chacun sa coulée : bête solitaire, l’ours dédaigne les voies frayées par autrui. Parfois la ligne s’écarte de la droite et mène à un cercle d’herbe écrasée, trace d’une reposée ou d’un lit installé pour la nuit. Çà et là fume un monceau de matière fibreuse, que nous examinons comme Diafoirus mettant le nez dans les selles d’Argan. Il y a une poésie des excréments. Leurs noms d’abord, qui disent les mille nuances du lexique de la fiente : laissées, grenades, fumées, grumelures, colombines, épreintes… La forme, la taille, la couleur, la consistance ensuite, qui débusquent l’animal, son âge, son poids, son régime et la date de son passage : il est des crottes arses, reliées, entées, vaines, dorées, ridées, en buzards, en chapelet, en plateaux, en troches. Quel Hegel écrira un Traité d’esthétique stercorale ?
Les yeux collés au sol, nos pas dans ceux des ours, nous apprenons à lire les indices de leur présence. ILS sont passés par là ; il y EN a beaucoup par ici ; ce sont EUX qui ont cassé ces branches : très vite nous ne les désignons plus que par des pronoms, comme ces créatures légendaires dont on craint de faire advenir les maléfices rien qu’en prononçant leur nom, respectant ainsi, instinctivement, les tabous de chasse des peuples du Grand Nord, qui n’évoquent l’animal que par des périphrases, large pied, marcheur, lécheur. Comme dans beaucoup d’autres langues slaves et même en hongrois, le mot russe, medved, est lui-même une désignation indirecte : il signifie “mangeur de miel”.
Que faut-il craindre d’eux ? Les cas d’attaques spontanées sont rares ; mais rares aussi sont les passants, et l’échantillon des victimes recensées, trappeurs solitaires, pêcheurs égarés, naturalistes imprudents, n’est pas représentatif. Vitali Nikolaenko est le plus célèbre, sorte d’ermite des bois qui voua sa vie aux ours et construisit, sur le littoral est de la péninsule, des cabanes pour les observer. Ses clichés donnent une telle impression de complicité qu’on croirait que les animaux ont posé pour le photographe. Mais l’amitié entre plantigrades a aussi ses limites : un jour de mai 2004, “l’homme qui parlait aux ours” s’est tu pour toujours, assommé d’un coup de patte par un individu mécontent qu’on vienne le saluer de trop près dans sa tanière.
Stepan Kracheninnikov, qui avait compilé toutes les anecdotes concernant les ours et avait assisté à des chasses, soulignait la douceur de ces bêtes amies des femmes, qui les accompagnent à la cueillette des baies comme des animaux domestiques. Évidemment, il ne faut pas leur chercher noise ; respectueux de la souveraineté d’autrui, ils sont fort jaloux de la leur, et gare à qui empiète sur leur territoire ! Mais même alors, ils ne tuent pas le fâcheux, et “se contentent de lui enlever la peau de la nuque, et la lui rabattent sur les yeux”. Les malheureux accommodés de cette façon sont nommés les dranki, les “écorchés”. Nous avons vu, à la bibliothèque de Petropavlovsk, la photo centenaire d’un peintre ainsi capuchonné alors qu’il s’adonnait à son passe-temps en pleine nature : ce n’était pas joli. Si vraiment l’ours est en fureur, il peut aller jusqu’à “déchirer les parties les plus charnues, mais il ne les mange point”. Nous voilà rassurés ; au pire, nous serons dégraissés comme des cochons ou dépiautés tels des lapins de garenne.
Comme malgré tout nous tenons à notre maigre couenne, nous restons sur nos gardes, en remâchant les conseils contradictoires des autochtones :
“Si vous en croisez un, surtout, restez immobiles, évitez son regard et taisez-vous.
— Cela dit, certains sont plus sensibles aux grands gestes, à un regard franc et aux hurlements.
— Parfois pourtant, il vaut mieux tourner le dos et prendre ses jambes à son cou. Mais ils courent jusqu’à 50 kilomètres à l’heure.
— Et la bombe ?
— Huit secondes de piment, inutile quand il y a du vent, et qu’il faut projeter à moins d’un mètre de la gueule de l’animal, c’est-à-dire à une distance inférieure à l’extension de sa patte. Vous avez une chance ; elle ne doit pas dépasser une sur un million, mais vous avez une chance.
— Et les feux de Bengale ?
— Ah oui. S’ils sont encore efficaces après des jours sous la pluie et dans l’eau des rivières et si vous ne vous brûlez pas la main en tirant la capsule, ils peuvent marcher. Sauf, bien sûr, si vous tombez sur un de ces ours, assez répandus, que le feu attire au lieu de les repousser.
— Et le bruit ? Nous pensions acheter un sifflet.
— Oui, c’est bien, le bruit. Mais pas celui d’un sifflet. Ça les fait venir.”
L’ours n’aime pas à être surpris. Dans le désordre sans visibilité des herbes, il vaut mieux s’annoncer, surtout quand on emprunte la passée habituelle de messire Michka. En cas de face-à-face dans la sente étroite, il n’est pas sûr qu’il cède la priorité. On sait qu’il a l’ouïe et l’odorat également fins. Un dicton affirme que l’aigle voit, le renne entend, l’ours sent. Pour ce qui est de l’odeur, nos effluves corporels sont susceptibles d’alerter la totalité des 12 000 ours du Kamtchatka. Mais qui sait s’ils ne sont pas alléchants pour toute autre espèce que la nôtre ? Alors nous chantons à tue-tête, insoucieux de faire redoubler la pluie. À chacun son répertoire. L’une est amateur de musique classique, l’autre ancien officier parachutiste ; la grâce des arias de Mozart se mêle à la rudesse des chants de la Coloniale :
Voi che sapete, che cosa è amor,
Je suis forban, que m’importe la gloire,
Donne vedete s’io l’ho nel cor.
Enfant de roi, fils de la charité,
Quello ch’io provo vi ridirò ;
Dans maints combats j’ai chanté la victoire,
È per me nuovo, capir nol so.
Et dans un crâne j’ai bu la liberté !
Les ours militaristes sont-ils rebutés par l’opéra ? Les mélomanes effrayés par les couplets guerriers ? Toujours est-il que les pauvres bêtes, affolées par notre tonitruant concert, ne se montrent pas. »
(p. 76-79)

Neige et cendres (p. 182-184)
En pays évène (p. 247-251)
Extrait court
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