Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
La force des Loups :

« Je reprends la route plein nord en direction de Volgograd (ex-Stalingrad) et de Saratov. Le paysage est toujours aussi désertique. Ce n’est qu’à l’approche de la Volga et de ses affluents que je distingue quelques taches de couleur. Le mauvais état de la route ne cesse de m’inquiéter. Sans doute faut-il y voir l’effet du contraste important de température entre un été brûlant et un hiver glacial. Le bitume mal en point éprouve durement la partie cycle de la machine. Je décide de ne pas m’éterniser. Au pied du kourgan Mamaïev, je prends juste le temps de revoir la gigantesque statue de la Mère-Patrie, deux fois plus haute que celle de la Liberté à New York. L’œuvre d’Evgueni Voutchetitch et Nikolaï Nikitine est impressionnante.
Les kilomètres défilent. De Volgograd à Saratov, les imperfections du revêtement demandent une vigilance de tous les instants. Après six heures de lutte acharnée, l’obscurité s’étend. Un épais plafond nuageux recouvre les terres agricoles. Il est 22 heures lorsque j’entre dans la cité de Youri Gagarine. Cette fois, j’arrive par le sud. J’aimerais retourner à l’hôtel où l’on m’avait conduit il y a cinq ans, sur les bords de la Volga, mais j’ignore son adresse exacte. Sur le document que m’a remis Khirourg figurent seulement le nom du président du chapitre des Loups de la nuit et son numéro de téléphone. Je décide de l’appeler. Il ne parle pas anglais et raccroche aussitôt. Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonne. Une voix me demande où je me trouve. Il pleut à verse, je me suis arrêté dans une station-service à l’entrée de la ville pour faire le plein et me mettre à l’abri du déluge. Je suis incapable d’en dire plus. Au terme d’une brève attente, deux Loups surgissent des ténèbres.
La traversée de Saratov de nuit, sous la pluie, me rappelle celle de Piatigorsk avec Ilya et sa bande. Mais cette fois les nids-de-poule sont remplis d’eau et l’absence de plaques d’égout accentue l’impression de traverser un paysage d’inondation… La ville me paraît beaucoup plus grande que lors de mon dernier passage. À ma grande surprise, les bikers me conduisent à hôtel où j’avais séjourné. Il est tard, les gouttes explosent sur le parvis. J’invite les Loups à prendre un verre pour les remercier. Les deux gars sont à la fois dévoués et timides, et n’acceptent qu’un soda avant de partir. Ils doivent encore traverser la ville pour retrouver leur famille.
Le jour suivant est plus agréable. Pendant une pause ravitaillement, je rencontre un couple de jeunes sur une moto de route. Pour rompre la monotonie, nous décidons de faire un bout de chemin ensemble, à bonne allure. De nombreux bikers russes portent genouillères, protège-tibias, plastron, protection d’épaules et coudières de moto-cross, souvent par-dessus leurs vêtements et quel que soit le genre d’engin qu’ils conduisent. En traversant le pays, on sait qu’on va tomber, se faire percuter, entrer dans le décor. La seule chose qu’on ignore, c’est quand. Ce n’est pas une règle absolue, mais chaque jour, il faut être prêt à ce que cela se produise, sans stress, pour garder le contrôle le plus longtemps possible et limiter les dégâts. Ceux qui pensent autrement prennent beaucoup de risques. La route s’aborde comme un combat en Russie. C’est l’une des meilleures préparations pour les grands challenges à moto.
Quelle mouche l’a piqué ? Le jeune Russe accélère – pour le plaisir, pour gagner du temps, pour défier le Frantsuski sur sa Harley ? Il y a des jours où il est préférable de ne pas me chercher sur ce terrain. Je suis joueur et j’oublie, l’espace d’un instant, que je dois ménager ma monture. La route, bordée de plaines agricoles, est en mauvais état, et pour briser la monotonie, une course d’enduro s’engage. Tour à tour, nous nous doublons, non sans effectuer parfois de périlleuses manœuvres, jusqu’à atteindre la vitesse maximale que nous puissions supporter. Au bout d’une heure et demie, le Russe réussit à s’échapper. La succession de fortes secousses vient de produire un bruit sourd et métallique que je ne peux identifier. La nuit commence à tomber. Avec la fatigue, je passe en pilotage automatique : mes yeux s’accrochent aux feux des voitures qui me précèdent, mon cerveau est directement relié à la route. Je flotte à 100 kilomètres/heure au-dessus d’un sol noir et luisant.
Après huit heures de voyage, la circulation devient plus dense sans que les conducteurs ne changent de comportement. Le cadavre d’une vache sur le bas-côté en rappelle les conséquences. Je viens d’avoir Andreï au téléphone. Il m’annonce que deux Loups m’attendent à l’entrée de Samara. Dès mon arrivée, l’un d’eux, Sacha, me propose une courte balade par des chemins de terre et de sable pour rejoindre sa datcha. Mon hôte, un type robuste, portant les cheveux longs en catogan, m’invite à me baigner dans un affluent de la Volga. La lune est blanche. Une vodka et quelques brasses dans cette eau au parfum de terre me font un bien immense. De mai à septembre, Sacha et sa famille passent les beaux jours dans cette maison à l’extérieur de la ville. Le reste du temps, ils résident dans un trois-pièces au cœur de la cité. Vers 2 heures du matin, avant d’aller me coucher, je m’aperçois que j’ai perdu mon passeport et mon permis de conduire. Ils ont dû rester à Saratov, à la réception de l’hôtel où j’aurais oublié de les récupérer. J’en informe Sacha qui appelle aussitôt un Loup sur place pour lui demander de vérifier. En attendant, je vais essayer de dormir un peu. L’idée de refaire cette route dans les deux sens ne m’enthousiasme guère. Mais comment expliquer au passage d’un checkpoint que je voyage sans papiers ? Malgré la chaleur et le manque d’air, mes yeux finissent par se fermer. Un sommeil peuplé de rêves étranges prolonge le voyage. Je récupère mal et accumule de la fatigue. Coupé de la rumeur du monde, j’ai l’impression d’être parti depuis des mois.
Au milieu des salades et des tomates du jardin, une machine à laver finit de décrasser mes vêtements tandis que le reste de mes affaires sèche au soleil. Sacha et moi profitons de la matinée pour trouver une solution à mon problème de papiers. Oleg, qui parle quelques mots d’anglais, nous a rejoints à la datcha. L’information est bien confirmée : mon passeport et mon permis de conduire sont restés à l’hôtel. Nous envisageons toutes sortes de scénarios pour les récupérer. Finalement, Sacha me propose qu’un Loup fasse le trajet à ma place ; je paierai les frais. Neuf cents kilomètres éreintants contre une poignée de main, voilà qui me paraît trop favorable, mais en ma qualité de simple voyageur, je n’ai que mon amitié et ma reconnaissance à offrir.
Lors de mon premier passage à Samara, je n’avais rien vu de cette agglomération de 2,5 millions d’habitants. J’étais passé comme un biker en cavale, négligeant la ville dans la crainte d’être stoppé. À l’époque, je traversais le pays sans autorisation, c’était une autre aventure. Mes objectifs aujourd’hui sont si différents, et en même temps si difficiles à atteindre, que les obstacles d’hier me paraissent dérisoires. Approcher le détroit de Béring n’est pas une mince affaire. J’aurai besoin de quelques soutiens et de solides relations pour y parvenir. Heureusement, il suffit au voyageur d’ouvrir les yeux, de ne pas fermer son cœur et de partager ses expériences pour reconnaître toutes celles et ceux qui sont prêts à l’aider en chemin.
Sacha me conduit dans sa boutique de vêtements et de matériel de l’armée russe. Je comprends sa nostalgie de l’Union soviétique. Lui et ses amis n’étaient pas riches à l’époque, mais tous avaient un emploi et la solidarité ne manquait pas. Les relations étaient fondées sur la confiance et la parole donnée (ce que je retrouve chez les Loups qui cherchent à me prêter main-forte ; après une longue traversée du désert, ce sentiment de fraternité m’est précieux). Je prends à Sacha un duvet militaire. Je vais lui laisser le mien qui est trempé. Il me propose aussi deux rations de combat et un petit lance-fusées contre les ours. Si l’appareil est simple d’utilisation, le plus difficile sera de viser juste en conservant son sang-froid pendant la charge de l’animal. Sacha me montre des photos de sa période d’active en Tchétchénie : une pile d’une centaine d’images où il pose en compagnie de ses frères d’armes. Son visage d’alors, jeune et souriant, contraste avec les commentaires qu’il me fait maintenant : “Lui, mort éventré ; lui, égorgé.” Et plus loin, en pointant du doigt plusieurs de ses camarades : “Eux aussi ont perdu la vie.” Il en est ainsi sur chaque photo d’une liasse qui renferme plus de morts que le cimetière de Saint-Maximin…

Mes papiers vont quitter Saratov aujourd’hui. Un chauffeur de bus qui fait la navette jusqu’à Samara deux fois par semaine va les prendre avec lui. Le dénouement de cette affaire est inattendu. Comme souvent en Russie. Quoi qu’il en soit, je repars demain. »
(p. 77-81)

Se refaire à Séoul (p. 177-180)
Regard vers le nord (p. 222-227)
Extrait court
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