Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Jandarma :

« J’ai conjecturé sans fin sur la façon de traverser l’Anatolie. De vastes étendues faiblement urbanisées blanchissent ma carte. Aucun moyen d’y échapper. Sur les 500 kilomètres avant la Cappadoce, seulement trois agglomérations me laissent espérer un hôtel ou un restaurant. Il faut se lancer. Une fois de plus.
Pendant quatre jours, je longe la voie ferrée d’Istanbul à Ankara, goûtant avec bonheur au silence de la campagne sur les sentiers de terre battue qui bordent la voie unique et peu fréquentée. Sur le plateau bien dégagé, je vois les trains de loin et ne risque plus d’être haché menu au détour d’un virage comme ce fut le cas il y a peu. Durant ces premières journées d’automne, le soleil grille encore sans pitié pendant de longues heures. Je n’ose pas imaginer l’enfer de l’été. Boire suffisamment est un souci permanent. J’avais remarqué sur ma carte que la voie suivait le cours de la rivière Porsuk, prévoyant là un moyen commode d’étancher ma soif. La réalité m’en dissuade : au lieu du joli filet bleu sur le papier coloré, je découvre un cloaque nauséabond. En l’absence de stations d’épuration, la plupart des cours d’eau du pays servent d’égout à ciel ouvert. Malgré le filtre supposé très efficace de ma pompe, je préfère la soif au risque d’utiliser cette eau répugnante.
Au village d’Alpu où se rejoignent la voie ferrée et la rivière, je me casse le nez à la mairie et tente ma chance au bureau de police adjacent. On me fait patienter deux heures, le temps de boire le thé, de fumer, de bavarder et surtout d’attendre le sergent à trois chevrons. Les policiers se montrent sympathiques, mais leur chef a l’air mal en point. Il doit avoir la jaunisse et j’en crains les répercussions sur son humeur. Le maire, finalement joint au téléphone, refuse de transformer sa mairie en hôtel et déclare que je n’ai qu’à me rendre à la ville suivante, qui en possède un. “À 10 kilomètres d’ici”, me dit-on. Je regarde à nouveau ma carte avec attention. Je ne crois pas un seul instant à l’existence d’un hôtel dans ces parages. On veut se débarrasser de moi. Les policiers ont été de bons avocats, mais sans succès. Finalement, devant ma déception visible, ils m’accueillent chez eux, dans une chambre de service. Lorsque je repars le lendemain matin à l’aube, le chef à la jaunisse dort, la tête appuyée sur le bureau, tandis que son sous-fifre à la mitraillette lutte péniblement pour garder les yeux ouverts. Pauvres factionnaires.
Le soir de ce dimanche, après une nouvelle journée de plus de 50 kilomètres, j’ai la chance de tomber, à la mairie de Yunusemre, sur un comptable en train de classer ses factures. D’un air las, il m’indique un siège devant son bureau. Je ne l’intéresse absolument pas et, après m’avoir fait asseoir, il recommence son travail. De temps à autre, il lève les yeux de ses papiers et me pose une question sur un ton ennuyé. Il m’offre à boire. Au bout d’une heure, il me conduit à l’étage supérieur et m’indique un lit dans un dortoir. Des ouvriers ont abandonné les reliefs d’un repas sur la table de la cuisine. On m’invite à me servir dans les restes.
Pourquoi ai-je fait antichambre pendant une heure ? En Occident, on m’aurait mis à la porte ou indiqué immédiatement le logement. Ici, on prend son temps, même celui d’accueillir poliment les gêneurs.
La voie ferrée contourne largement par le nord un massif montagneux avant de rattraper son cours plein est. Je cède à la tentation de couper droit. À vol d’oiseau, je gagne au moins 5 kilomètres… si je ne me perds pas. Au sortir de Yunusemre, je vise le soleil qui apparaît à l’instant au-dessus de la barrière que je me propose de franchir. Pas de route. Pas de carte. Devant moi, 15 kilomètres de montagnes. Si je conserve un trajet rectiligne, la voie ferrée m’attend de l’autre côté. Je grimpe et descends en suivant des sentiers de chèvres. Sur la végétation rase, on distingue parfois des bouts de piste vaguement piétinés. Des bergers, sans doute, ont déjà eu envie de couper par ce raccourci comme je tente aujourd’hui de le faire. Pour contourner les escarpements, je m’en remets, sans toujours les comprendre, à ces esquisses de chemin.
Abandonner la prétention de maîtriser sa vie. Accepter de ne pas tout comprendre. Suivre la voie des humbles. S’en remettre à autrui pour atteindre le but que je me suis fixé. Faire confiance. Sur ces quelques kilomètres de montagne, j’ai l’impression d’avancer enfin un peu dans la vie.
L’immensité des paysages est à couper le souffle. En bas, très loin, une rangée de peupliers souligne la rivière en une traînée de verdure qui se détache sur les ocres rouges et jaunes du plateau. Une suite régulière de poteaux minuscules dessine en arc de cercle la voie de chemin de fer. Au-delà, de vastes étendues fraîchement labourées occupent tout l’espace jusqu’aux montagnes arides et brûlées qui ferment l’horizon. Sous le soleil incandescent, le monde déploie la somptuosité inhumaine du désert.
Au bout de quatre heures, je retrouve la voie ferrée, exactement à l’endroit où je l’escomptais. Avec la satisfaction du marin qui voit sa navigation à l’estime confirmée par l’apparition de la terre qu’il visait. Avant l’escale du soir, je m’arrête au hameau d’Ad&ibreve;hisar pour me désaltérer à une fontaine. Des villageois ne tardent pas à m’entourer. Beaucoup d’enfants, comme toujours. On m’apporte du pain, des olives, du fromage et quelques tomates : un déjeuner délicieusement reconstituant vers 18 heures, premier repas depuis l’aube. »
(p. 148-150)

Les roses de Quasimodo (p. 167-170)
Hadji François (p. 193-195)
Extrait court
Extraits d’articles
La route de Jérusalem au Moyen Âge
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