Pico – Archipel des Açores
Et les chasseurs de baleines
Vue de sa voisine Faïal, l’île de Pico ressemble à un chapeau de cardinal posé sur la mer. Point culminant du Portugal, c’est un volcan qui domine de ses 2 531 mètres un centre sauvage et une côte déchiquetée. Sentinelle veillant sur ses huit sœurs insulaires, qui composent avec lui l’archipel des Açores, le cône de Pico en est aussi le baromètre : net comme une estampe par temps clair, il se dissimule derrière des lambeaux de nuages lorsque cette terre égarée au milieu de l’Atlantique subit les effets vivifiants de sa situation océanique. Ce caillou qui semble aujourd’hui une étape obligée des navigations transatlantiques mit des siècles à surgir des brumes de l’inconnu : c’est peu de temps avant la découverte de l’Amérique, de 1427 pour la plus à l’est à  1452 pour la plus occidentale, que les Açores alors désertes sont précisément portées sur les cartes. Chateaubriand s’étonne encore, dans ses Mémoires d’outre-tombe, du long néant dans lequel fut plongée l’île de Pico, qui semblait pourtant offrir aux marins un amer idéal : « Ce volcan domina longtemps des mers non naviguées : inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour. »
Le caractère volcanique de Pico ne se laisse ignorer dans aucune partie de ses 447 km2 : il explose dans le noir de sa roche, la pulvérulence de sa terre hérissée de cratères adventices et de blocs de basalte, dans l’irrégularité de son relief côtier et dans les misterios, ces coulées de lave récentes recouvertes de lichens et d’un fouillis d’espèces souvent endémiques. L’austérité de cette très jeune île, sortie des flots au quaternaire, est tempérée par les immenses haies d’hortensias sauvages qui agrémentent le bord des routes, et par les vignes non taillées qui escaladent follement les murets construits pour les protéger du froid et des embruns chargés de sel. Ces vignobles, qui font le charme des villages de São Mateus et Santo Amaro, produisent le verdelho, dont certains crus portent le nom évocateur de « Terras de lava », un vin blanc âpre qui râpe le palais et donne l’énergie d’entreprendre l’ascension du sommet.
Pico n’est pas seulement un paysage ; c’est aussi une histoire, celle, grandiose et téméraire, de la chasse au cachalot. Dès la fin du XVIIIe siècle, les gros baleiniers américains viennent y enrôler des harponneurs, début d’une tradition encore forte d’émigration vers le Nouveau Monde, quand les Portugais du continent préfèrent partir en Europe. C’est là que le capitaine du Péquod, le terrible Achab de Moby Dick, recrute une partie de son équipage, parce qu’il sait que « les solides paysans de ces îles rocheuses » sont durs au mal et acharnés à la peine. Jamais cependant la chasse locale ne prendra la voie de l’industrialisation : à Pico, et ce jusqu’à l’interdiction internationale décrétée en 1981, ce ne sont pas des bateaux-usines qui partent en quête du cachalot, mais des baleeiras, ces embarcations effilées, manœuvrées par six rameurs parfois aidés d’une voile, à la proue desquelles se tient le harponneur, armé d’un simple trait relié au bateau par une corde qu’il s’agit d’éviter lorsque la pointe du harpon se fiche dans le dos de la bête, et que le chanvre défile si vite qu’il faut l’arroser pour qu’il ne brûle pas en frottant sur le bordage. Le cachalot plonge alors pendant une vingtaine de minutes, traînant l’esquif après lui, et le jeu féroce, où l’animal n’a pas toujours le dessous, reprend dès qu’il remonte à la surface.
Tous les hommes étaient baleiniers à Pico ; que retentisse, d’un des postes d’observation qui dominaient l’océan, le cri joyeux de la vigie, et chacun abandonnait son champ, son bureau ou sa maison pour voguer à la poursuite du jet d’eau fuyant sur la mer. La prise était équarrie dans l’usine de Cais do Pico, d’où elle ressortait sous forme d’huile, sa graisse fondue dans de vastes chaudrons puants, de vitamines, extraites de son foie écrasé, de farine pour animaux, issue de sa chair hachée menue, d’engrais, que produisaient ses os broyés, enfin de cosmétiques, tirés du précieux spermaceti, cette substance logée dans la tête du cachalot et qui lui permet de sonder et de remonter à la surface.
Pour comprendre le monde açorien, de l’excitation des courses en mer à l’économie baleinière, il faut lire Gros Temps sur l’archipel, la fresque que lui consacra un enfant du pays, Vitorino Nemésio, en 1944, et dont l’héroïne incarne les contradictions de l’aspiration à la modernité et de l’attachement aux valeurs insulaires.
Aujourd’hui encore, ce n’est pas sans nostalgie que les anciens chasseurs pensent à l’excitant face-à -face avec le monstre marin ; ils jugent souvent injuste l’interdiction qui leur a été faite de poursuivre une activité saisonnière et trop modeste pour menacer les effectifs de cétacés. Si la chasse à la baleine est terminée, sa mémoire est encore bien vivante sur l’île ; certes, les postes de vigie servent désormais à repérer les cachalots que les touristes iront admirer sur de petits bateaux à moteur, les baleinières ne s’affrontent plus que lors des régates estivales, et l’usine a été transformée en musée ; mais il suffit de flâner sur les quais de Lajes ou de São Roque pour entendre, dans la langue chantante de l’archipel, les fabuleux récits des héros de Pico.
Suggestions de visite :
• Maddalena : l’église Santa Maria possède une belle façade du XIXe siècle et un intérieur baroque avec des retables en bois sculpté.
• São Roque do Pico : voir l’ancienne usine baleinière du port de Cais, le couvent et l’église baroques São Pedro de Alcantara, décorés d’azulejos, et São Roque, au riche mobilier marqueté d’ivoire.
• Santo Amaro : ce village aux maisonnettes en pierre de lave, qui a une tradition de distillation, possède un parc floral en belvédère.
• Calheta de Nesquim : joli port où le capitaine Anselmo da Silveira arma le premier bateau açorien de chasse au cachalot.
• Lajes do Pico : un musée retrace l’histoire de la chasse et présente outils, vêtements, photos, barques et scrimshaws (des dents de cachalot gravées) ; on y trouve aussi un centre de documentation sur les baleines. Au bout du quai se dresse l’ermitage São Pedro, la plus ancienne chapelle de l’île. Sur le port, un Français a ouvert l’Espaço Thalassa, d’où l’on part, de mai à septembre, pour observer des cétacés. Au-dessus de Lajes se dresse toujours la vigie de Queimada. Le dernier week-end d’août a lieu la festa dos baleeiros, renommée pour ses régates de baleinières.
Par Julie Boch
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Vue de sa voisine Faïal, l’île de Pico ressemble à un chapeau de cardinal posé sur la mer. Point culminant du Portugal, c’est un volcan qui domine de ses 2 531 mètres un centre sauvage et une côte déchiquetée. Sentinelle veillant sur ses huit sœurs insulaires, qui composent avec lui l’archipel des Açores, le cône de Pico en est aussi le baromètre : net comme une estampe par temps clair, il se dissimule derrière des lambeaux de nuages lorsque cette terre égarée au milieu de l’Atlantique subit les effets vivifiants de sa situation océanique. Ce caillou qui semble aujourd’hui une étape obligée des navigations transatlantiques mit des siècles à surgir des brumes de l’inconnu : c’est peu de temps avant la découverte de l’Amérique, de 1427 pour la plus à l’est à  1452 pour la plus occidentale, que les Açores alors désertes sont précisément portées sur les cartes. Chateaubriand s’étonne encore, dans ses Mémoires d’outre-tombe, du long néant dans lequel fut plongée l’île de Pico, qui semblait pourtant offrir aux marins un amer idéal : « Ce volcan domina longtemps des mers non naviguées : inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour. »
Le caractère volcanique de Pico ne se laisse ignorer dans aucune partie de ses 447 km2 : il explose dans le noir de sa roche, la pulvérulence de sa terre hérissée de cratères adventices et de blocs de basalte, dans l’irrégularité de son relief côtier et dans les misterios, ces coulées de lave récentes recouvertes de lichens et d’un fouillis d’espèces souvent endémiques. L’austérité de cette très jeune île, sortie des flots au quaternaire, est tempérée par les immenses haies d’hortensias sauvages qui agrémentent le bord des routes, et par les vignes non taillées qui escaladent follement les murets construits pour les protéger du froid et des embruns chargés de sel. Ces vignobles, qui font le charme des villages de São Mateus et Santo Amaro, produisent le verdelho, dont certains crus portent le nom évocateur de « Terras de lava », un vin blanc âpre qui râpe le palais et donne l’énergie d’entreprendre l’ascension du sommet.
Pico n’est pas seulement un paysage ; c’est aussi une histoire, celle, grandiose et téméraire, de la chasse au cachalot. Dès la fin du XVIIIe siècle, les gros baleiniers américains viennent y enrôler des harponneurs, début d’une tradition encore forte d’émigration vers le Nouveau Monde, quand les Portugais du continent préfèrent partir en Europe. C’est là que le capitaine du Péquod, le terrible Achab de Moby Dick, recrute une partie de son équipage, parce qu’il sait que « les solides paysans de ces îles rocheuses » sont durs au mal et acharnés à la peine. Jamais cependant la chasse locale ne prendra la voie de l’industrialisation : à Pico, et ce jusqu’à l’interdiction internationale décrétée en 1981, ce ne sont pas des bateaux-usines qui partent en quête du cachalot, mais des baleeiras, ces embarcations effilées, manœuvrées par six rameurs parfois aidés d’une voile, à la proue desquelles se tient le harponneur, armé d’un simple trait relié au bateau par une corde qu’il s’agit d’éviter lorsque la pointe du harpon se fiche dans le dos de la bête, et que le chanvre défile si vite qu’il faut l’arroser pour qu’il ne brûle pas en frottant sur le bordage. Le cachalot plonge alors pendant une vingtaine de minutes, traînant l’esquif après lui, et le jeu féroce, où l’animal n’a pas toujours le dessous, reprend dès qu’il remonte à la surface.
Tous les hommes étaient baleiniers à Pico ; que retentisse, d’un des postes d’observation qui dominaient l’océan, le cri joyeux de la vigie, et chacun abandonnait son champ, son bureau ou sa maison pour voguer à la poursuite du jet d’eau fuyant sur la mer. La prise était équarrie dans l’usine de Cais do Pico, d’où elle ressortait sous forme d’huile, sa graisse fondue dans de vastes chaudrons puants, de vitamines, extraites de son foie écrasé, de farine pour animaux, issue de sa chair hachée menue, d’engrais, que produisaient ses os broyés, enfin de cosmétiques, tirés du précieux spermaceti, cette substance logée dans la tête du cachalot et qui lui permet de sonder et de remonter à la surface.
Pour comprendre le monde açorien, de l’excitation des courses en mer à l’économie baleinière, il faut lire Gros Temps sur l’archipel, la fresque que lui consacra un enfant du pays, Vitorino Nemésio, en 1944, et dont l’héroïne incarne les contradictions de l’aspiration à la modernité et de l’attachement aux valeurs insulaires.
Aujourd’hui encore, ce n’est pas sans nostalgie que les anciens chasseurs pensent à l’excitant face-à -face avec le monstre marin ; ils jugent souvent injuste l’interdiction qui leur a été faite de poursuivre une activité saisonnière et trop modeste pour menacer les effectifs de cétacés. Si la chasse à la baleine est terminée, sa mémoire est encore bien vivante sur l’île ; certes, les postes de vigie servent désormais à repérer les cachalots que les touristes iront admirer sur de petits bateaux à moteur, les baleinières ne s’affrontent plus que lors des régates estivales, et l’usine a été transformée en musée ; mais il suffit de flâner sur les quais de Lajes ou de São Roque pour entendre, dans la langue chantante de l’archipel, les fabuleux récits des héros de Pico.
Suggestions de visite :
• Maddalena : l’église Santa Maria possède une belle façade du XIXe siècle et un intérieur baroque avec des retables en bois sculpté.
• São Roque do Pico : voir l’ancienne usine baleinière du port de Cais, le couvent et l’église baroques São Pedro de Alcantara, décorés d’azulejos, et São Roque, au riche mobilier marqueté d’ivoire.
• Santo Amaro : ce village aux maisonnettes en pierre de lave, qui a une tradition de distillation, possède un parc floral en belvédère.
• Calheta de Nesquim : joli port où le capitaine Anselmo da Silveira arma le premier bateau açorien de chasse au cachalot.
• Lajes do Pico : un musée retrace l’histoire de la chasse et présente outils, vêtements, photos, barques et scrimshaws (des dents de cachalot gravées) ; on y trouve aussi un centre de documentation sur les baleines. Au bout du quai se dresse l’ermitage São Pedro, la plus ancienne chapelle de l’île. Sur le port, un Français a ouvert l’Espaço Thalassa, d’où l’on part, de mai à septembre, pour observer des cétacés. Au-dessus de Lajes se dresse toujours la vigie de Queimada. Le dernier week-end d’août a lieu la festa dos baleeiros, renommée pour ses régates de baleinières.
Par Julie Boch
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