La mer d’Aral
Poussières, sels et pesticides
Un cinquième désert, dont la superficie équivaut pour l’instant à celle de la Suisse, vient d’apparaître au cœur de l’Asie centrale : il correspond à la partie asséchée de la mer d’Aral. La poussière et le sel laissés par l’évaporation intense y ont créé des solontchak, vastes lacs salés balayés par les bourane, tempêtes de sable. L’Aral est devenu une gigantesque soufflerie qui exporte d’énormes quantités de particules diverses : quelque 150 millions de tonnes par an ! Chaque année, l’érosion éolienne abrase le sol sur une épaisseur d’un mètre en certains endroits. Des retombées ont été observées jusqu’en Biélorussie ou dans le Pamir. Les conséquences sont dramatiques : sur place, le restant de végétation est arraché ; au loin, les oasis déjà imbibées de sel – Boukhara, par exemple – meurent de ce surplus. Par ailleurs, lorsqu’elle recouvre les glaciers, la poussière favorise leur fonte. La régulation naturelle de l’eau s’en trouve menacée. Peut-on compter sur une régulation artificielle ? Oui, mais à condition que l’on rompe en Asie centrale avec les tares de l’hydrographie soviétique. Celle-ci s’est distinguée, pendant des décennies, par des projets démesurés, réalisés à la hâte et souvent inachevés, qui servaient surtout la propagande, d’où un incroyable gaspillage des ressources en eau. Jamais catastrophe écologique n’a été à ce point le fruit empoisonné d’une aberration humaine, le soviétisme, qui a planifié et agencé le désastre, et qui a délibérément masqué la triste réalité jusqu’en 1987. C’est le « roi coton » qui est à l’origine de cette folie. Dès lors que la priorité a été donnée à sa culture, très rémunératrice, et que, dans les années 1960, des détournements majeurs d’eau ont été effectués à son profit – comme le Grand Canal turkmène –, l’arrêt de mort de l’Aral était signé : cette mer peu profonde était condamnée à disparaître rapidement si l’on ponctionnait à ce point l’Amou-Daria et le Syr-Daria, les deux grands fleuves qui l’alimentaient.
L’Aral sans eau, c’était déjà un drame, car l’« édredon d’humidité » créé depuis toujours par l’évaporation de la mer ne protège plus, de nos jours, l’Asie centrale contre les froids du nord. Mais passe encore : c’eût été, dans ce cas, un désert propre. Il n’en va plus ainsi puisque l’eau fournie pendant ces quarante dernières années était chargée de déchets, nitrates, défoliants et pesticides. De 1960 à 1990, 118 000 tonnes d’agent orange ont été utilisées par les Soviétiques dans la seule Karakalpakie ! Il en reste quelque chose, notamment dans le corps humain. La pollution de l’eau est encore pire. La présence de pesticides dans la chair des poissons a motivé l’interdiction de leur consommation. L’Oustiourt voisin avait déjà été, dans les années 1950, le théâtre d’essais nucléaires avant d’accueillir, dans les îles Vosrojdénié – îles « de la Résurrection » –, un polygone d’expérimentation bactériologique. Aujourd’hui, des bactéries d’anthrax – ou « peste de Sibérie » – dûment perfectionnées par les savants soviétiques, infestent leur sol. L’air aralien est, paraît-il, chargé de particules de DDT tandis que les poussières seraient radioactives. La pollution supplémentaire due ces dernières années au centre spatial de Baïkonour n’est qu’un surcroît de malheur. En définitive, la mer d’Aral a perdu, depuis le début de son déclin en 1960, plus de la moitié de sa superficie et près des deux tiers de son volume. Son niveau s’est abaissé de 21 m alors que sa surface passait de l’étendue du Benelux à celle de la Belgique, et le produit des pêcheries de 45 000 tonnes en 1960 à quelques tonnes de soles aujourd’hui.
Une mer a disparu
Aralsk au Kazakhstan et Mouïnak en Karakalpakie (Ouzbékistan) étaient, l’un au nord, l’autre au sud, les grands ports araliens. Tous deux, aujourd’hui, sont sinistrés : la mer a fui. Les témoins d’une époque révolue décrivent la vitalité de ces ports de pêche. Par la ligne Orenbourg-Tachkent, on arrivait de Russie à Aralsk, qui avait été créé en 1905, là où la voie ferrée atteignait l’Aral. De la gare, on pouvait encore, à l’époque des Soviets, rejoindre le port sur une telejka tirée par un chameau. Fondrières, petites maisons de bois et de torchis pour le côté russe, canicule, absence de verdure, poussière et mouches pour l’Asie centrale. Partout une odeur de poisson, qui devenait insoutenable près du port. Environ 30 000 habitants de toutes les nationalités soviétiques, occupés dans les conserveries, l’usine ferroviaire et les chantiers navals, mais pas d’étrangers. Aralsk, en effet, était une ville interdite : à proximité, une base militaire desservait le polygone bactériologique des îles de la Résurrection et abritait les familles des chercheurs. En 1970, on embarquait encore sur un fringant korabl. La traversée de 400 kilomètres durait un jour entier et pouvait être mouvementée : le temps était capricieux au large. Le principal danger demeurait l’envasement, surtout en arrivant à Mouïnak car l’Aral, déjà , baissait… Dans le port karakalpak, on regardait avec inquiétude les bateaux racler le fond du chenal creusé pour qu’ils gagnent les quais. La cité de 10 000 habitants était encore prospère avec la conservation du poisson mais aussi la pelleterie : les fourrures d’ondatra et de karakul permettaient la confection de chapkas, de kalpak kazakhs ou de telpek turkmènes. La foule était bigarrée, car des proscrits de toute origine avaient échoué là à l’époque stalinienne. Aujourd’hui, à Aralsk comme à Mouïnak, tout ce monde est mort. La population a diminué de moitié et n’est plus composée que de Kazakhs ou de Karakalpaks vivotant d’un peu d’élevage et de petits trafics. À Mouïnak, une conserverie est parfois remise en route pour traiter le poisson du delta et de la Caspienne. C’est un progrès : naguère, l’usine recevait du poisson de Vladivostok ! À Aralsk, l’entrepôt ferroviaire survit difficilement. La foule est toujours là  : jeune et désœuvrée. Tout est à l’abandon, sauf l’hôpital qui, lui, fonctionne à pleine capacité.
Il existe pourtant un début de solution, au moins au problème d’Aralsk. Le Syr-Daria atteint encore l’Aral avec le débit moyen de la Seine à Paris. Son eau, au lieu d’aller se perdre vers le sud, peut être retenue, au nord de l’isthme de Kokaral, par la construction d’un barrage de 16 km de long et de 20 m de hauteur. Ainsi, les eaux stagnantes des golfes de Boutakov et de Chevtchenko monteraient d’une dizaine de mètres, redevenant une « Petite Mer » neuf fois plus étendue que le lac Léman ; le port d’Aralsk serait remis en eau et la pêche reprendrait ; la calamité des vents de sel disparaîtrait ; la production d’énergie hydroélectrique serait possible ? Il faudrait en fait reprendre, « en dur », ce que le maire d’Aralsk avait ébauché avec ses administrés en 1996 : la construction d’un barrage. Chacun y avait mis du sien : on s’était cotisé, on avait vendu des moutons, réquisitionné des bulldozers. C’est un barrage traditionnel de sable et de roseaux compactés – seuls matériaux disponibles – qui avait vu le jour… Et le miracle s’était produit ! L’eau de retenue, pourtant très polluée, se régénéra : la pêche reprit. Le 20 avril 1999 toutefois, une tempête emporta le fragile édifice et 3 km3 d’une eau excellente disparurent vers le sud.
Par René Cagnat
Texte extrait du livre : Asie centrale, Visions d’un familier des steppes
En savoir davantage sur : René Cagnat
Un cinquième désert, dont la superficie équivaut pour l’instant à celle de la Suisse, vient d’apparaître au cœur de l’Asie centrale : il correspond à la partie asséchée de la mer d’Aral. La poussière et le sel laissés par l’évaporation intense y ont créé des solontchak, vastes lacs salés balayés par les bourane, tempêtes de sable. L’Aral est devenu une gigantesque soufflerie qui exporte d’énormes quantités de particules diverses : quelque 150 millions de tonnes par an ! Chaque année, l’érosion éolienne abrase le sol sur une épaisseur d’un mètre en certains endroits. Des retombées ont été observées jusqu’en Biélorussie ou dans le Pamir. Les conséquences sont dramatiques : sur place, le restant de végétation est arraché ; au loin, les oasis déjà imbibées de sel – Boukhara, par exemple – meurent de ce surplus. Par ailleurs, lorsqu’elle recouvre les glaciers, la poussière favorise leur fonte. La régulation naturelle de l’eau s’en trouve menacée. Peut-on compter sur une régulation artificielle ? Oui, mais à condition que l’on rompe en Asie centrale avec les tares de l’hydrographie soviétique. Celle-ci s’est distinguée, pendant des décennies, par des projets démesurés, réalisés à la hâte et souvent inachevés, qui servaient surtout la propagande, d’où un incroyable gaspillage des ressources en eau. Jamais catastrophe écologique n’a été à ce point le fruit empoisonné d’une aberration humaine, le soviétisme, qui a planifié et agencé le désastre, et qui a délibérément masqué la triste réalité jusqu’en 1987. C’est le « roi coton » qui est à l’origine de cette folie. Dès lors que la priorité a été donnée à sa culture, très rémunératrice, et que, dans les années 1960, des détournements majeurs d’eau ont été effectués à son profit – comme le Grand Canal turkmène –, l’arrêt de mort de l’Aral était signé : cette mer peu profonde était condamnée à disparaître rapidement si l’on ponctionnait à ce point l’Amou-Daria et le Syr-Daria, les deux grands fleuves qui l’alimentaient.
L’Aral sans eau, c’était déjà un drame, car l’« édredon d’humidité » créé depuis toujours par l’évaporation de la mer ne protège plus, de nos jours, l’Asie centrale contre les froids du nord. Mais passe encore : c’eût été, dans ce cas, un désert propre. Il n’en va plus ainsi puisque l’eau fournie pendant ces quarante dernières années était chargée de déchets, nitrates, défoliants et pesticides. De 1960 à 1990, 118 000 tonnes d’agent orange ont été utilisées par les Soviétiques dans la seule Karakalpakie ! Il en reste quelque chose, notamment dans le corps humain. La pollution de l’eau est encore pire. La présence de pesticides dans la chair des poissons a motivé l’interdiction de leur consommation. L’Oustiourt voisin avait déjà été, dans les années 1950, le théâtre d’essais nucléaires avant d’accueillir, dans les îles Vosrojdénié – îles « de la Résurrection » –, un polygone d’expérimentation bactériologique. Aujourd’hui, des bactéries d’anthrax – ou « peste de Sibérie » – dûment perfectionnées par les savants soviétiques, infestent leur sol. L’air aralien est, paraît-il, chargé de particules de DDT tandis que les poussières seraient radioactives. La pollution supplémentaire due ces dernières années au centre spatial de Baïkonour n’est qu’un surcroît de malheur. En définitive, la mer d’Aral a perdu, depuis le début de son déclin en 1960, plus de la moitié de sa superficie et près des deux tiers de son volume. Son niveau s’est abaissé de 21 m alors que sa surface passait de l’étendue du Benelux à celle de la Belgique, et le produit des pêcheries de 45 000 tonnes en 1960 à quelques tonnes de soles aujourd’hui.
Une mer a disparu
Aralsk au Kazakhstan et Mouïnak en Karakalpakie (Ouzbékistan) étaient, l’un au nord, l’autre au sud, les grands ports araliens. Tous deux, aujourd’hui, sont sinistrés : la mer a fui. Les témoins d’une époque révolue décrivent la vitalité de ces ports de pêche. Par la ligne Orenbourg-Tachkent, on arrivait de Russie à Aralsk, qui avait été créé en 1905, là où la voie ferrée atteignait l’Aral. De la gare, on pouvait encore, à l’époque des Soviets, rejoindre le port sur une telejka tirée par un chameau. Fondrières, petites maisons de bois et de torchis pour le côté russe, canicule, absence de verdure, poussière et mouches pour l’Asie centrale. Partout une odeur de poisson, qui devenait insoutenable près du port. Environ 30 000 habitants de toutes les nationalités soviétiques, occupés dans les conserveries, l’usine ferroviaire et les chantiers navals, mais pas d’étrangers. Aralsk, en effet, était une ville interdite : à proximité, une base militaire desservait le polygone bactériologique des îles de la Résurrection et abritait les familles des chercheurs. En 1970, on embarquait encore sur un fringant korabl. La traversée de 400 kilomètres durait un jour entier et pouvait être mouvementée : le temps était capricieux au large. Le principal danger demeurait l’envasement, surtout en arrivant à Mouïnak car l’Aral, déjà , baissait… Dans le port karakalpak, on regardait avec inquiétude les bateaux racler le fond du chenal creusé pour qu’ils gagnent les quais. La cité de 10 000 habitants était encore prospère avec la conservation du poisson mais aussi la pelleterie : les fourrures d’ondatra et de karakul permettaient la confection de chapkas, de kalpak kazakhs ou de telpek turkmènes. La foule était bigarrée, car des proscrits de toute origine avaient échoué là à l’époque stalinienne. Aujourd’hui, à Aralsk comme à Mouïnak, tout ce monde est mort. La population a diminué de moitié et n’est plus composée que de Kazakhs ou de Karakalpaks vivotant d’un peu d’élevage et de petits trafics. À Mouïnak, une conserverie est parfois remise en route pour traiter le poisson du delta et de la Caspienne. C’est un progrès : naguère, l’usine recevait du poisson de Vladivostok ! À Aralsk, l’entrepôt ferroviaire survit difficilement. La foule est toujours là  : jeune et désœuvrée. Tout est à l’abandon, sauf l’hôpital qui, lui, fonctionne à pleine capacité.
Il existe pourtant un début de solution, au moins au problème d’Aralsk. Le Syr-Daria atteint encore l’Aral avec le débit moyen de la Seine à Paris. Son eau, au lieu d’aller se perdre vers le sud, peut être retenue, au nord de l’isthme de Kokaral, par la construction d’un barrage de 16 km de long et de 20 m de hauteur. Ainsi, les eaux stagnantes des golfes de Boutakov et de Chevtchenko monteraient d’une dizaine de mètres, redevenant une « Petite Mer » neuf fois plus étendue que le lac Léman ; le port d’Aralsk serait remis en eau et la pêche reprendrait ; la calamité des vents de sel disparaîtrait ; la production d’énergie hydroélectrique serait possible ? Il faudrait en fait reprendre, « en dur », ce que le maire d’Aralsk avait ébauché avec ses administrés en 1996 : la construction d’un barrage. Chacun y avait mis du sien : on s’était cotisé, on avait vendu des moutons, réquisitionné des bulldozers. C’est un barrage traditionnel de sable et de roseaux compactés – seuls matériaux disponibles – qui avait vu le jour… Et le miracle s’était produit ! L’eau de retenue, pourtant très polluée, se régénéra : la pêche reprit. Le 20 avril 1999 toutefois, une tempête emporta le fragile édifice et 3 km3 d’une eau excellente disparurent vers le sud.
Par René Cagnat
Texte extrait du livre : Asie centrale, Visions d’un familier des steppes
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