L’ours blanc, l’égal de l’Inuk
L’ours n’est pas un animal anodin. Depuis que nos ancêtres magdaléniens ont gravé sa silhouette sur les parois de la grotte des Trois-Frères, percée de flèches et crachant le sang, les chasseurs ont entretenu avec cet animal un rapport qui dépasse la simple relation de prédateur à proie. C’est ce qu’ont expérimenté au contact de l’ours blanc les Inuit puis les explorateurs piégés par la banquise. Ce concurrent dans la prédation des phoques, lui-même gibier plutôt secondaire, est souvent devenu un partenaire qui s’offre au chasseur et mobilise à lui seul tout un puissant réseau de relations et de forces, fait l’objet de rites propitiatoires. Car, il y a fort longtemps, les animaux étaient des hommes, et de tous les animaux, l’ours blanc est resté le plus proche de l’Inuk.
L’ours blanc, que les anglophones qualifient plus volontiers de polaire, n’est pas si blanc et pas si polaire que cela. Sa fourrure tire souvent sur le jaune, lorsqu’elle n’est pas tachée de rouge par la curée d’un phoque. Il est plutôt rare au-delà de 86° nord, alors qu’il vit sur le pourtour de l’océan Glacial Arctique, quoiqu’il fréquente moins la côte nord-sibérienne et plus du tout la péninsule Fenno-Scandinave. Il est par ailleurs rarement signalé dans le sud-ouest du Groenland, à Terre-Neuve et au Labrador, mais reste très présent en baie de Baffin, dans l’archipel arctique nord-canadien et en Alaska. En fait l’ours blanc porte bien son nom d’Ursus maritimus dans la systématique scientifique. Les Inuit ne s’y sont pas trompés qui, selon une version recueillie par E. W. Hawkes en 1916, assimilent sa naissance à celle d’autres animaux marins. Le mariage d’une jeune femme avec un chien sert à son père, honteux de cette situation, de motif de relégation de la coupable sur une île isolée. En route, il la jette à l’eau et, comme elle s’agrippe aux plats-bords de l’embarcation, lui coupe les phalanges les unes après les autres jusqu’à ce qu’elle lâche prise et coule. Ses extrémités se transforment alors en phoque, morse, baleine et ours ; l’infortunée, elle, hante désormais le fond de la mer. On raconte que, depuis ce temps-là , l’ours est animé par un sentiment de vengeance à l’égard des hommes, responsables de la mutilation de la déesse Sedna.
Le mythe traduit aussi la rivalité qui existe entre les deux superprédateurs que sont Inuk et nanuq. Au sommet de la hiérarchie animale, ils représentent une menace mutuelle effective et sont en concurrence puisqu’ils pourchassent tous deux les pinnipèdes. Il en allait notamment ainsi dans Cumberland Sound, en Terre de Baffin, où la chasse aux jeunes phoques était souvent perturbée par leurs incursions. En fait, nombre d’auteurs suggèrent que l’ours blanc a pu servir de modèle aux premiers habitants de l’Arctique lorsqu’ils optèrent pour un mode de vie côtier. Le fonctionnement thermique d’un iglou et sa ventilation sont semblables à ceux d’une tanière d’ours. Les techniques de chasse au phoque sont similaires, qu’elles concernent la capture au trou à respiration (aglu), l’approche sur la banquise ou l’attaque en mer, à la nage pour l’un, en kayak pour l’autre. L’ours obture ainsi les quelques agluit du phoque pour n’en laisser qu’un seul disponible, dont il va amincir la couche de glace, avant de recouvrir le tout de neige pour que sa future proie ne se doute de rien : le chasseur qui, dans le nord du Groenland, porte volontiers un pantalon en fourrure d’ours et, pour ne pas avoir froid, se tient des heures durant sur un tapis de même nature, ne procède pas différemment. De même qu’il rampe, à l’aide de son bras gauche protégé par une coudière en peau d’ours, tout en poussant devant lui un écran blanc pour cacher le bout de son fusil, son rival avance sur la banquise en occultant sa truffe noire avec sa patte, prétendent les Inuit. Deux analogies supplémentaires sont troublantes : un métabolisme élevé chez l’un comme chez l’autre et, enfin, un cycle de reproduction long et un sevrage tardif : l’ourson – une portée en compte généralement deux – reste jusqu’à trente mois auprès de sa mère. Le père Roger Buliard, O.M.I., va jusqu’à rapporter ce propos au sujet de l’ours : « C’est presque un Esquimau ; c’est le plus près de l’homme ! » Knud Rasmussen, lui, avait d’ailleurs relaté l’étrange regard de connivence échangé avec l’ours que ses chiens traquaient alors que, passés l’un et l’autre à la baille, ce dernier semblait voir en lui davantage un recours qu’une menace. Il faut dire que l’ours, pourtant apparenté aux canidés, les redoute, entraînés qu’ils sont à le repérer, à ralentir sa fuite et à l’acculer, au point qu’Erik Holtved mentionne le danger qui guette le chasseur au moment où il s’apprête à lui porter le coup de grâce : les chiens ont alors coutume de s’écarter, et l’ours va parfois chercher refuge contre eux dans les bras de l’homme.
Une ressource inégalement utilisée
Le plantigrade était principalement recherché pour sa peau et, dans les régions où le phoque ou le caribou n’étaient pas disponibles, pour sa viande, plus rarement pour sa graisse ou ses os, en vue de la réalisation d’aiguilles, d’alênes ou de forets. L’usage de sa peau est multiple, que ce soit pour la confection de bottes (kamik), de mitaines (pualluk) ou, surtout, des pantalons (nannuk) qui sont la fierté des Eskimo polaires, mais aussi des Netsilingmiut de l’isthme de Boothia. Les peaux d’ours servaient souvent de descente de lit sur la plateforme de l’iglou – comme au pied des autels de certaines cathédrales au Moyen Âge –, voire à confectionner un ballot pour tracter ses biens lorsqu’au début de l’été la neige molle rendait ardue l’utilisation du traîneau. La viande d’ours était inégalement prisée par les Inuit qui connaissaient la propriété toxique du foie, extrêmement riche en vitamine A. Elle a souvent permis aux explorateurs de survivre sur la banquise. C’est sans doute à l’abattage providentiel d’un ours au mois d’avril 1884 que l’expédition d’Adolphus W. Greely dut de ne pas être entièrement décimée par le froid et les privations, car la graisse d’ours, comme celle de morse ou de phoque, peut aussi servir de combustible. C’est encore de cette manne que se nourrirent presque exclusivement, de la mi-mars 1895 à juin 1896, sur la banquise de l’océan Glacial puis en terre de François-Joseph, Hjalmar Johansen, qui eut même le privilège d’un corps à corps, et Fridtjof Nansen, qui écrivit : « Notre ordinaire était très peu varié. Tous les matins, du bouillon et du bouilli d’ours, et tous les soirs une friture d’ours. Malgré cette uniformité dans les menus, jamais nous ne nous lassâmes de cette cuisine et jamais nous n’éprouvâmes la moindre inappétence. »
Peut-être certains explorateurs affamés, à l’instar des Inuit en période de disette, ont-ils à leur tour connu – ou reconnu en eux –, l’état d’esprit ancestral de tout chasseur-collecteur désireux de se concilier les faveurs du gros gibier. Il n’y avait cependant pas de véritable rite préalable à la chasse à l’ours. Manger un peu de neige ramassée dans ses traces pouvait accroître ses chances, ne pas gratter de peaux tant que dure sa traque aussi. Lorsqu’il se laisse apercevoir par telle ou telle personne, ou lui dévoile ses traces, l’ours manifeste sa sympathie, aussi est-ce à elle, quels que soient son sexe ou son âge, que reviendra sa fourrure, tandis que le prestige de sa capture et le partage de sa carcasse reviendront effectivement à qui l’abattra. Au Groenland oriental, il est même dit que la première personne, le naniteq, a « attrapé » l’animal. Cette pratique d’une acquisition visuelle, spécifique à l’ours, repose peut-être aussi sur le fait qu’un tel animal vu est, le plus souvent, un animal abattu. Il y a, avec toutefois des variantes importantes à travers le continuum inuit, généralement cinq participants à la chasse, les ningertit, de ningeq, la part. Le nanirteq, ayant obtenu la peau, la tête et le tronc, pourra décider à quels autres membres de la communauté reviendra la viande pour peu que les pattes et la part que constituent le bassin, le sacrum et la queue restent aux ningertit. On le voit, l’animal n’est pas une simple proie mais un partenaire dans une relation subtile d’échange et de don. Aussi fallait-il par ailleurs respecter sa dépouille pour que, satisfait, il s’offre encore et encore. Comme pour les phoques, il existait, du Groenland à la Tchoukotka, un rituel de désaltération qui consistait à laisser fondre un morceau de glace dans sa bouche pour en laisser tomber les gouttes entre les mâchoires de sa victime. Très souvent aussi, la tête de l’ours était honorée, posée sur la plate-forme près de la lampe à huile et comblée de menus cadeaux. On la distrayait par des histoires ou des chansons, et n’hésitait pas à lui confier des paroles comme : « Reviens bientôt et dis aussi aux tiens de venir car il y a ici de quoi manger pour eux ! » Le deuil durait trois à cinq jours, selon qu’il s’agissait d’un mâle ou d’une femelle. Les Inuit étaient d’autant plus attentifs à respecter ce délai et ces coutumes qu’ils croyaient que l’ours était investi d’un pouvoir discrétionnaire sur les phoques. De part et d’autre du détroit de Béring, la considération pour l’ours blanc était à l’égal de celle pour la baleine franche boréale. Le deuil s’achevait par une fête au cours de laquelle des musiciens et des chanteurs décrivaient la rencontre entre l’homme et l’animal, et le chasseur mimait ensuite la scène, avant que toute la viande de la tête ne soit mangée et le crâne restitué à la mer. C’était aussi une manière, pour la famille du jeune qui avait tué son premier ours, de rendre public le nouveau statut qu’il avait acquis : quiconque devenait chasseur pouvait en effet prétendre fonder un foyer. Le prestige de chaque prise était tel que les Yupik de l’île Saint-Laurent, au sud du même détroit, honoraient les meilleurs d’entre eux en ornant leurs tombes de crânes d’ours.
Plusieurs légendes rapportent comment des jeunes gens ont conquis l’admiration de tous grâce à cette chasse qui nécessite courage, force et adresse. La mythologie inuit rend abondamment compte de personnes exclues de la communauté (orphelin, vieille femme, chasseur infortuné), dont la situation est modifiée grâce à l’intervention d’un ours, qui contribue à leur réintégration. C’est notamment le cas dans la fameuse histoire de Kâgsagssuk, orphelin brimé qui implora l’Homme-Lune et reçut de lui, par l’entremise d’un ours, la faculté d’échapper à sa condition de paria et de prendre la place de ses tourmenteurs. Auxiliaire des opprimés, l’ours peut aussi être l’instrument des chamanes et des esprits maléfiques : sous forme de tupilaq, il devient alors un messager de vengeance et de mort. Ainsi dans cette légende est-groenlandaise : pour se venger d’un chasseur qui refusait de partager son butin, deux vieux fabriquèrent un tupilaq avec de la graisse d’ours mélangée à la chair d’un enfant mort-né du premier ; l’effrayante amulette servit à faire mourir plusieurs autres de ses enfants.
Dans les légendes transmises par la tradition orale, on assiste souvent à un phénomène d’échange de l’identité humaine contre celle de l’animal, afin de quintupler sa force ou d’échapper aux contraintes du milieu. On raconte qu’il suffisait jadis aux ours d’enlever leur peau pour devenir humains ; symétriquement, un homme qui revêtait un manteau en peau d’ours devenait lui-même ours. La ressemblance physique et la similarité du mode de vie des deux plantigrades expliquent que la plupart des mythes fassent allusion au désir de faire tomber les barrières qui séparent les deux espèces, en général par le truchement du mariage ou de l’adoption. Pourtant, la volonté sociale d’une cohabitation harmonieuse entre elles se heurte à la séparation infranchissable dictée par la nature. L’union entre un être humain et un ours est toujours sanctionnée par un échec, qui prend la forme du meurtre ou de l’exclusion sociale.
En somme, ce qui frappe dans les mythes liés à l’ours, c’est le peu de données strictement zoologiques. L’imaginaire inuit semble préférer l’aspect dynamique de l’animal : il devient, une fois sorti de son cadre naturel, l’objet de toutes sortes de manipulations conceptuelles. Il est ainsi mêlé de près aux problèmes cruciaux de l’existence humaine : tour à tour concurrent sexuel de l’homme, objet du désir maternel, recours pour les opprimés, dispensateur du gibier et des savoirs, agent au service des puissances invisibles ou exécutant de quelque esprit malveillant, l’ours est admiré pour sa force et son ingéniosité. Considéré comme supérieur à l’homme dans de nombreux domaines, il est pourtant tuable ; c’est pourquoi sa capture recèle une telle portée symbolique.
Par Émeric Fisset
En savoir davantage sur : Émeric Fisset
L’ours blanc, que les anglophones qualifient plus volontiers de polaire, n’est pas si blanc et pas si polaire que cela. Sa fourrure tire souvent sur le jaune, lorsqu’elle n’est pas tachée de rouge par la curée d’un phoque. Il est plutôt rare au-delà de 86° nord, alors qu’il vit sur le pourtour de l’océan Glacial Arctique, quoiqu’il fréquente moins la côte nord-sibérienne et plus du tout la péninsule Fenno-Scandinave. Il est par ailleurs rarement signalé dans le sud-ouest du Groenland, à Terre-Neuve et au Labrador, mais reste très présent en baie de Baffin, dans l’archipel arctique nord-canadien et en Alaska. En fait l’ours blanc porte bien son nom d’Ursus maritimus dans la systématique scientifique. Les Inuit ne s’y sont pas trompés qui, selon une version recueillie par E. W. Hawkes en 1916, assimilent sa naissance à celle d’autres animaux marins. Le mariage d’une jeune femme avec un chien sert à son père, honteux de cette situation, de motif de relégation de la coupable sur une île isolée. En route, il la jette à l’eau et, comme elle s’agrippe aux plats-bords de l’embarcation, lui coupe les phalanges les unes après les autres jusqu’à ce qu’elle lâche prise et coule. Ses extrémités se transforment alors en phoque, morse, baleine et ours ; l’infortunée, elle, hante désormais le fond de la mer. On raconte que, depuis ce temps-là , l’ours est animé par un sentiment de vengeance à l’égard des hommes, responsables de la mutilation de la déesse Sedna.
Le mythe traduit aussi la rivalité qui existe entre les deux superprédateurs que sont Inuk et nanuq. Au sommet de la hiérarchie animale, ils représentent une menace mutuelle effective et sont en concurrence puisqu’ils pourchassent tous deux les pinnipèdes. Il en allait notamment ainsi dans Cumberland Sound, en Terre de Baffin, où la chasse aux jeunes phoques était souvent perturbée par leurs incursions. En fait, nombre d’auteurs suggèrent que l’ours blanc a pu servir de modèle aux premiers habitants de l’Arctique lorsqu’ils optèrent pour un mode de vie côtier. Le fonctionnement thermique d’un iglou et sa ventilation sont semblables à ceux d’une tanière d’ours. Les techniques de chasse au phoque sont similaires, qu’elles concernent la capture au trou à respiration (aglu), l’approche sur la banquise ou l’attaque en mer, à la nage pour l’un, en kayak pour l’autre. L’ours obture ainsi les quelques agluit du phoque pour n’en laisser qu’un seul disponible, dont il va amincir la couche de glace, avant de recouvrir le tout de neige pour que sa future proie ne se doute de rien : le chasseur qui, dans le nord du Groenland, porte volontiers un pantalon en fourrure d’ours et, pour ne pas avoir froid, se tient des heures durant sur un tapis de même nature, ne procède pas différemment. De même qu’il rampe, à l’aide de son bras gauche protégé par une coudière en peau d’ours, tout en poussant devant lui un écran blanc pour cacher le bout de son fusil, son rival avance sur la banquise en occultant sa truffe noire avec sa patte, prétendent les Inuit. Deux analogies supplémentaires sont troublantes : un métabolisme élevé chez l’un comme chez l’autre et, enfin, un cycle de reproduction long et un sevrage tardif : l’ourson – une portée en compte généralement deux – reste jusqu’à trente mois auprès de sa mère. Le père Roger Buliard, O.M.I., va jusqu’à rapporter ce propos au sujet de l’ours : « C’est presque un Esquimau ; c’est le plus près de l’homme ! » Knud Rasmussen, lui, avait d’ailleurs relaté l’étrange regard de connivence échangé avec l’ours que ses chiens traquaient alors que, passés l’un et l’autre à la baille, ce dernier semblait voir en lui davantage un recours qu’une menace. Il faut dire que l’ours, pourtant apparenté aux canidés, les redoute, entraînés qu’ils sont à le repérer, à ralentir sa fuite et à l’acculer, au point qu’Erik Holtved mentionne le danger qui guette le chasseur au moment où il s’apprête à lui porter le coup de grâce : les chiens ont alors coutume de s’écarter, et l’ours va parfois chercher refuge contre eux dans les bras de l’homme.
Une ressource inégalement utilisée
Le plantigrade était principalement recherché pour sa peau et, dans les régions où le phoque ou le caribou n’étaient pas disponibles, pour sa viande, plus rarement pour sa graisse ou ses os, en vue de la réalisation d’aiguilles, d’alênes ou de forets. L’usage de sa peau est multiple, que ce soit pour la confection de bottes (kamik), de mitaines (pualluk) ou, surtout, des pantalons (nannuk) qui sont la fierté des Eskimo polaires, mais aussi des Netsilingmiut de l’isthme de Boothia. Les peaux d’ours servaient souvent de descente de lit sur la plateforme de l’iglou – comme au pied des autels de certaines cathédrales au Moyen Âge –, voire à confectionner un ballot pour tracter ses biens lorsqu’au début de l’été la neige molle rendait ardue l’utilisation du traîneau. La viande d’ours était inégalement prisée par les Inuit qui connaissaient la propriété toxique du foie, extrêmement riche en vitamine A. Elle a souvent permis aux explorateurs de survivre sur la banquise. C’est sans doute à l’abattage providentiel d’un ours au mois d’avril 1884 que l’expédition d’Adolphus W. Greely dut de ne pas être entièrement décimée par le froid et les privations, car la graisse d’ours, comme celle de morse ou de phoque, peut aussi servir de combustible. C’est encore de cette manne que se nourrirent presque exclusivement, de la mi-mars 1895 à juin 1896, sur la banquise de l’océan Glacial puis en terre de François-Joseph, Hjalmar Johansen, qui eut même le privilège d’un corps à corps, et Fridtjof Nansen, qui écrivit : « Notre ordinaire était très peu varié. Tous les matins, du bouillon et du bouilli d’ours, et tous les soirs une friture d’ours. Malgré cette uniformité dans les menus, jamais nous ne nous lassâmes de cette cuisine et jamais nous n’éprouvâmes la moindre inappétence. »
Peut-être certains explorateurs affamés, à l’instar des Inuit en période de disette, ont-ils à leur tour connu – ou reconnu en eux –, l’état d’esprit ancestral de tout chasseur-collecteur désireux de se concilier les faveurs du gros gibier. Il n’y avait cependant pas de véritable rite préalable à la chasse à l’ours. Manger un peu de neige ramassée dans ses traces pouvait accroître ses chances, ne pas gratter de peaux tant que dure sa traque aussi. Lorsqu’il se laisse apercevoir par telle ou telle personne, ou lui dévoile ses traces, l’ours manifeste sa sympathie, aussi est-ce à elle, quels que soient son sexe ou son âge, que reviendra sa fourrure, tandis que le prestige de sa capture et le partage de sa carcasse reviendront effectivement à qui l’abattra. Au Groenland oriental, il est même dit que la première personne, le naniteq, a « attrapé » l’animal. Cette pratique d’une acquisition visuelle, spécifique à l’ours, repose peut-être aussi sur le fait qu’un tel animal vu est, le plus souvent, un animal abattu. Il y a, avec toutefois des variantes importantes à travers le continuum inuit, généralement cinq participants à la chasse, les ningertit, de ningeq, la part. Le nanirteq, ayant obtenu la peau, la tête et le tronc, pourra décider à quels autres membres de la communauté reviendra la viande pour peu que les pattes et la part que constituent le bassin, le sacrum et la queue restent aux ningertit. On le voit, l’animal n’est pas une simple proie mais un partenaire dans une relation subtile d’échange et de don. Aussi fallait-il par ailleurs respecter sa dépouille pour que, satisfait, il s’offre encore et encore. Comme pour les phoques, il existait, du Groenland à la Tchoukotka, un rituel de désaltération qui consistait à laisser fondre un morceau de glace dans sa bouche pour en laisser tomber les gouttes entre les mâchoires de sa victime. Très souvent aussi, la tête de l’ours était honorée, posée sur la plate-forme près de la lampe à huile et comblée de menus cadeaux. On la distrayait par des histoires ou des chansons, et n’hésitait pas à lui confier des paroles comme : « Reviens bientôt et dis aussi aux tiens de venir car il y a ici de quoi manger pour eux ! » Le deuil durait trois à cinq jours, selon qu’il s’agissait d’un mâle ou d’une femelle. Les Inuit étaient d’autant plus attentifs à respecter ce délai et ces coutumes qu’ils croyaient que l’ours était investi d’un pouvoir discrétionnaire sur les phoques. De part et d’autre du détroit de Béring, la considération pour l’ours blanc était à l’égal de celle pour la baleine franche boréale. Le deuil s’achevait par une fête au cours de laquelle des musiciens et des chanteurs décrivaient la rencontre entre l’homme et l’animal, et le chasseur mimait ensuite la scène, avant que toute la viande de la tête ne soit mangée et le crâne restitué à la mer. C’était aussi une manière, pour la famille du jeune qui avait tué son premier ours, de rendre public le nouveau statut qu’il avait acquis : quiconque devenait chasseur pouvait en effet prétendre fonder un foyer. Le prestige de chaque prise était tel que les Yupik de l’île Saint-Laurent, au sud du même détroit, honoraient les meilleurs d’entre eux en ornant leurs tombes de crânes d’ours.
Plusieurs légendes rapportent comment des jeunes gens ont conquis l’admiration de tous grâce à cette chasse qui nécessite courage, force et adresse. La mythologie inuit rend abondamment compte de personnes exclues de la communauté (orphelin, vieille femme, chasseur infortuné), dont la situation est modifiée grâce à l’intervention d’un ours, qui contribue à leur réintégration. C’est notamment le cas dans la fameuse histoire de Kâgsagssuk, orphelin brimé qui implora l’Homme-Lune et reçut de lui, par l’entremise d’un ours, la faculté d’échapper à sa condition de paria et de prendre la place de ses tourmenteurs. Auxiliaire des opprimés, l’ours peut aussi être l’instrument des chamanes et des esprits maléfiques : sous forme de tupilaq, il devient alors un messager de vengeance et de mort. Ainsi dans cette légende est-groenlandaise : pour se venger d’un chasseur qui refusait de partager son butin, deux vieux fabriquèrent un tupilaq avec de la graisse d’ours mélangée à la chair d’un enfant mort-né du premier ; l’effrayante amulette servit à faire mourir plusieurs autres de ses enfants.
Dans les légendes transmises par la tradition orale, on assiste souvent à un phénomène d’échange de l’identité humaine contre celle de l’animal, afin de quintupler sa force ou d’échapper aux contraintes du milieu. On raconte qu’il suffisait jadis aux ours d’enlever leur peau pour devenir humains ; symétriquement, un homme qui revêtait un manteau en peau d’ours devenait lui-même ours. La ressemblance physique et la similarité du mode de vie des deux plantigrades expliquent que la plupart des mythes fassent allusion au désir de faire tomber les barrières qui séparent les deux espèces, en général par le truchement du mariage ou de l’adoption. Pourtant, la volonté sociale d’une cohabitation harmonieuse entre elles se heurte à la séparation infranchissable dictée par la nature. L’union entre un être humain et un ours est toujours sanctionnée par un échec, qui prend la forme du meurtre ou de l’exclusion sociale.
En somme, ce qui frappe dans les mythes liés à l’ours, c’est le peu de données strictement zoologiques. L’imaginaire inuit semble préférer l’aspect dynamique de l’animal : il devient, une fois sorti de son cadre naturel, l’objet de toutes sortes de manipulations conceptuelles. Il est ainsi mêlé de près aux problèmes cruciaux de l’existence humaine : tour à tour concurrent sexuel de l’homme, objet du désir maternel, recours pour les opprimés, dispensateur du gibier et des savoirs, agent au service des puissances invisibles ou exécutant de quelque esprit malveillant, l’ours est admiré pour sa force et son ingéniosité. Considéré comme supérieur à l’homme dans de nombreux domaines, il est pourtant tuable ; c’est pourquoi sa capture recèle une telle portée symbolique.
Par Émeric Fisset
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