Au pays du Million d’éléphants

À quoi ressemble le monde vu du dos d’un éléphant ? C’est ce qu’a voulu savoir Gilles Maurer, ami de longue date des pachydermes côtoyés dans un pays cher à son cœur, le Laos. Pour autant, la traversée intégrale du pays entreprise par ce cornac écologiste n’est pas qu’un voyage pittoresque à travers pistes et forêts : elle se veut un appel à la prise de conscience en faveur d’un patrimoine menacé. En effet, si l’éléphant d’Asie est moins victime du braconnage que son cousin d’Afrique, il subit cependant les conséquences de l’amoindrissement de son écosystème. De la région sauvage de Champassak à Luang Prabang, l’ancienne cité royale, la caravane de quatre éléphants est allée à la rencontre d’un peuple pour qui cet animal est plus qu’une monture ou un auxiliaire de travail : un véritable symbole culturel.


Vientiane, « la ville aux remparts de santal », a retrouvé un peu de sa splendeur en cette fin d’année 2545 du calendrier bouddhique. L’arrivée de quatre éléphants dans les artères de la capitale laotienne provoque un embouteillage mémorable qui ne semble pas inquiéter la force publique. Sing Thong (« Lion de cuivre »), le jeune mâle de 19 ans aux courtes défenses, ouvre la marche, suivi de ses trois compagnes, Tongkham (« Cuivre et or », la matriarche), Khammi (« Sertie d’or ») et Bouakham (« Lotus d’or »). À leur vue, la foule tumultueuse des passants se transforme en une procession joyeuse. Quelques tuk-tuk – des rickshaws laotiens – qui ont le malheur de croiser notre chemin se font happer par cette marée humaine.
La progression est difficile mais il faut presser le pas. Les représentants du gouvernement nous attendent sur le parvis du That Luang, le stupa doré qui abrite des reliques du Bouddha, pour une cérémonie officielle. Le passage de la caravane dans la capitale du Laos est un événement exceptionnel ! Au XVIIe siècle, une mission hollandaise avait été reçue par le roi Sourigna Vongsa, monté sur l’Éléphant blanc à la tête d’un cortège de seize pachydermes. Les représentants étrangers purent ainsi admirer la richesse et la puissance du royaume. Aujourd’hui, le gouvernement a bien l’intention de se rappeler les fastes du passé.
L’avenue qui mène au That Luang se mue en un mince sentier qui serpente entre les spectateurs pressés d’approcher les éléphants. Les soldats de l’Armée populaire sont un peu débordés. Ay Vong, le cornac en chef de la caravane, a mis pied à terre et veille, la main posée sur la défense de Sing Thong. Dernier rempart, garde d’un corps sacré… Difficile de dire s’il protège son éléphant de la foule ou bien les badauds des caprices de l’animal ! Face à cette cohue, l’éléphant ne se départ pas de son calme et de sa nonchalance légendaires. Seng, le jeune frère d’Ay Vong, chevauche le géant et récolte au passage les offrandes et les poignées de billets tendus à bout de bras. Une commerçante pille son propre étal pour offrir une brassée de cannes à sucre aux éléphants qui se régalent de ces friandises. Par dizaines, des colliers de fleurs enlacent les trompes de notre imposant quatuor. Par ces gestes fervents, les Laotiens espèrent acquérir quelques boun, ces mérites méticuleusement accumulés tout au long d’une vie pour atteindre le Nirvana.
Ces témoignages spontanés de joie et de ferveur nous surprennent encore. Pourtant, voilà déjà deux mois que ces scènes se répètent quotidiennement. Le 28 janvier 2002, nous avons quitté Champassak, point de départ de notre épopée, à l’occasion des fêtes annuelles de Vat Phou, un temple de la civilisation pré-angkorienne qui domina la région du Xe au XIVe siècle. Notre caravane, composée de quatre éléphants, huit cornacs et une équipe logistique, entamait sa lente remontée vers l’ancienne cité royale de Luang Prabang. Une marche symbolique, longue de 1 300 kilomètres, pour témoigner des traditions et des croyances qui lient les Laotiens à l’éléphant, animal sacré qui a pratiquement disparu.
En Asie du Sud, l’homme et l’éléphant ont vécu côte à côte pendant des millénaires. Quand la population vivait disséminée dans une forêt hostile, l’animal était considéré comme un puissant esprit sauvage. Il impressionnait par sa masse, sa force sauvage et sa longévité, mais aussi par certaines de ses caractéristiques étonnamment proches de celles de l’homme : intelligence, affectivité et sens de l’organisation sociale. Ce n’est qu’au néolithique que les hommes commencèrent à domestiquer l’animal. Au VIIe siècle de notre ère, l’expansion khmère introduisit la vision indienne de l’éléphant. Le pachyderme devint symbole de fertilité et de sagesse, qualités que les Indiens attribuent à Ganesh, le dieu à tête d’éléphant. Indra, le chef des divinités célestes, est monté sur Eravana, l’éléphant blanc tricéphale, gardien des quatre orients. Les bouddhistes ajoutèrent leur pierre à la sacralisation de l’animal. Dans le cycle des réincarnations, il constitue la dernière étape avant celle de l’homme.

Un patrimoine à préserver


Jusqu’en 1975, le Laos s’appelait Lane Xang, le pays du Million d’éléphants. Aujourd’hui, il reste seulement 2 000 pachydermes, dont un millier vit à l’état sauvage. Dans toute l’Asie, on ne compte plus que 35 000 éléphants sauvages et 15 000 domestiques. Paradoxalement, c’est sur ce continent, où l’éléphant est à la fois protégé et vénéré, où il occupe une place fondamentale dans les cultures et les religions, qu’il est le plus menacé. Si l’éléphant d’Afrique est principalement victime du trafic de l’ivoire, son cousin d’Asie doit faire face à des menaces plus variées : surpopulation humaine, déforestation accélérée, culture sur brûlis, braconnage, destruction des routes migratoires… Les forêts d’Asie disparaissent inexorablement, entraînant avec elles les derniers éléphants.
Pendant sept ans, j’ai travaillé dans une réserve naturelle du nord du Laos. À cette époque, je suis devenu propriétaire de Samly, une femelle éléphant, financée par l’ambassade d’Australie pour aider un village enclavé de la réserve à déraciner des souches d’arbres et à préparer les futures rizières, et pour soulager les villageois des travaux de force. De cette rencontre a germé l’idée de la caravane des éléphants. En 2001, Sébastien Duffillot et moi avons fondé l’association ElefantAsia. Nous nous sommes fixés pour objectif d’attirer l’attention sur le sort des derniers éléphants du Laos en offrant aux regards des habitants cet animal qu’ils vénèrent mais que les jeunes générations n’ont jamais vu. La préparation de l’expédition a duré deux ans et a nécessité le soutien de près de trente-cinq sponsors. Chaque jour depuis notre départ, nous nous demandons par quel miracle nous en sommes arrivés là ! La caravane a traversé les régions animistes et les rizières asséchées d’Attopeu, Sékong et Saravane pour rejoindre un tronçon de l’ancienne piste Ho Chí Minh. Dans cette région forestière qui garde les stigmates de la guerre d’Indochine, nous avons appris que la plupart des éléphants ont fui le pays ou sont morts sous les bombes des B-52 américains qui les prenaient pour cibles. Le Viêtcong était alors soupçonné d’utiliser des troupeaux d’éléphants comme moyen de transport. Pendant la traversée de la province de Borikhamxay, les pagodes bouddhistes sont devenues nos haltes de prédilection. Nous avons enchaîné les petites étapes forestières jusqu’à Vientiane.
Juché sur la nuque de Sing Thong, les jambes pendantes le long de ses oreilles, j’observe notre petite caravane louvoyer sur la piste. À chaque pas, les palanquins de bois et de rotin grincent et se balancent au rythme chaloupé des éléphants. Pheng, le cornac de Bouakhram, chantonne. Siengsouey dort, allongé sur le banc et protégé du soleil par l’auvent du palanquin. Chaque jour, nous progressons d’une quinzaine de kilomètres. Quatre heures d’une marche qui ne se résout pas à devenir monotone. À l’orée de chaque village, des nuées d’enfants nous accueillent et nous escortent. Les villageois préparent des monceaux de troncs de bananiers, de palmes de cocotiers et de fruits – un éléphant mange 250 kilos de végétaux par jour et boit une centaine de litres d’eau. À eux quatre, nos éléphants engloutissent une tonne quotidienne ! Heureusement, la générosité des villageois dépasse largement ce qu’un mégaherbivore est capable d’avaler. À plus de 3 mètres au-dessus du sol, je peux voir à l’intérieur des maisons, observer les réactions des habitants envoûtés par la présence de l’animal. Je domine la scène. Mais cette sensation est vite surpassée par la puissance de la masse de chair qui pourrait me happer d’un coup de trompe ou décider de fondre sur la foule. L’ankush menaçante qui trône à portée de ma main semble un piètre recours si la force de l’éléphant venait à se déchaîner… Monter un éléphant enseigne l’humilité, d’autant que pour la foule massée à mes pieds, je suis tout simplement invisible.
Parcourir les rues de Vientiane à dos d’éléphant ! Un rêve un peu fou qui, aujourd’hui, devient réalité. Mais c’est peut-être une tout autre raison qui provoque en moi ce curieux mélange d’excitation et de fébrilité. Car le fait marquant de notre arrivée dans la capitale est notre rencontre avec l’éléphant le plus sacré du Laos. Cette journée pas comme les autres a commencé à 5 heures du matin, sur le dos d’une moto en direction de Ban Kheun, la résidence de Xang Pheuak, l’éléphant blanc du Laos, le roi des éléphants. Un des premiers voyageurs occidentaux à en avoir parlé est sans doute l’abbé de Choisy, dans son Journal du voyage de Siam, en 1685 : « Mais, ce qu’on ne voit en nul lieu au monde, il y avait des éléphants bien plus grands que ceux du dehors. Nous en avons bien vu quatre-vingts ; et entre autres le fameux éléphant blanc, qui dans les guerres de Pégou a coûté la vie à cinq ou six cent mille hommes. Il est assez grand, fort vieux, ridé, et a les yeux plissés. Il a toujours auprès de lui quatre mandarins avec des éventails pour le rafraîchir, des feuillages pour chasser les mouches, et des parasols pour le garantir du soleil quand il se promène. On ne le sert qu’en vaisselle d’or ; et j’ai vu devant lui deux vases d’or, l’un pour boire, et l’autre pour manger. On lui donne de l’eau gardée depuis six mois, la plus vieille étant la plus saine. On dit, mais je ne l’ai pas vu, qu’il y a un petit éléphant blanc tout prêt à succéder au vieillard, quand il viendra à mourir. » L’éléphant blanc a acquis dans le bouddhisme populaire lao la qualité de symbole du Bouddha lui-même. C’est un éléphant blanc qui apparut en rêve à la mère du Bouddha, la reine Maya, pour lui annoncer qu’elle allait concevoir en son sein le futur sage.

Une arrivée triomphale


Y a-t-il plus grand honneur, pour la caravane et ses cornacs, que de parader à la suite de l’animal sacré ? Mais il faut d’abord le ramener en camion à Vientiane avec les deux éléphants pygmées qui forment sa garde rapprochée. La benne du camion, longue de 11 mètres, est accolée à un monticule pour permettre aux trois éléphants de grimper. Xang Pheuak s’approche le premier. Il teste la solidité du plancher avec sa trompe avant de s’avancer docilement. Les éléphants nains se révèlent beaucoup plus récalcitrants que leur vénérable grand frère. Leur petite taille leur permet presque de se retourner dans la benne. Il leur faut toutefois forcer les parois pour tenter un demi-tour. Le parallélisme de l’engin est mis à rude épreuve, le métal grince et les chaînes claquent. Les cornacs essaient de les contenir. Une fois en route, les rebelles se calment. La trompe dressée comme un périscope, ils hument le vent et semblent apprécier cette vélocité. Pendant les 80 kilomètres qui nous ramènent à Vientiane, je suis paralysé à l’idée que le symbole du pays puisse avoir un accident !
Nous arrivons juste à temps pour rejoindre la caravane qui pénètre enfin sur l’esplanade du That Luang. La caravane, à présent forte de sept éléphants, défile devant plus de six mille spectateurs, suivie par un cortège chamarré de danseurs et de musiciens. Le vice-premier ministre frappe solennellement neuf coups de gong en formant le vœu que la caravane fasse connaître le Laos et ses valeurs culturelles à l’étranger. Après les discours des représentants du parti, il est temps de laisser la parole au chaman pour rendre hommage aux esprits. Vingt-cinq ans de communisme n’ont pas entamé la spiritualité des Laotiens et leur goût des cérémonies.
Dans une joyeuse cohue, les caravaniers prennent place autour du phakouan, un plateau sacré contenant une grande composition florale. Les sept éléphants se dressent autour de l’assemblée. Sur un signe du maître de cérémonie, le silence se fait. Le vieil homme porte un costume blanc immaculé et une grande écharpe à carreaux bleus en travers de la poitrine. D’une voix monocorde, il entame le rituel du soukhouan, en appelant les âmes des éléphants et des cornacs à rejoindre leur corps. Selon une croyance laotienne d’origine chamanique, les trente-deux âmes d’un être humain ou d’un animal peuvent quitter son corps sous le coup d’une émotion, de la séduction d’un être ou d’un long voyage, ou encore à cause d’un mauvais esprit. Leur absence est de nature à provoquer troubles, maladies et infortune. Le maître de cérémonie lance un appel vers le monde des esprits, à l’intention des âmes manquantes, les engageant à revenir sans tarder. Lorsqu’elles ont réintégré le corps de leur propriétaire, l’officiant, suivi de l’assistance, les empêche de repartir en attachant des cordonnets de coton blanc aux poignets des cornacs et aux oreilles des éléphants. L’éléphant et le buffle sont les seuls animaux à bénéficier de ce rite sacré habituellement réservé aux hommes.
Tandis que le sage prononce les dernières paroles du rituel, les Laotiens se pressent, impatients de se livrer aux dévotions millénaires dues à l’animal-emblème. De vieilles femmes aspergent la trompe et les défenses d’eau parfumée, qu’elles récupèrent ensuite pour bénir la tête de leurs petits-enfants. Les excréments d’éléphants, agrégats de végétaux digérés, sont ramassés méticuleusement et serviront à la confection d’onguents aux propriétés mystérieuses pour les profanes… À la fin du soukhouan, les cornacs sont à l’honneur. Ils profitent du rassemblement pour faire une démonstration de dressage et de force. D’un simple mot, Ay Vong dirige Sing Thong, lui ordonne de soulever ou de faire pivoter des grumes de bois. Dès son dressage, vers l’âge de 5 ans, un éléphanteau est confié à un jeune garçon qui deviendra ensuite son cornac. L’espérance de vie d’un homme étant sensiblement identique à celle d’un éléphant, les deux avanceront dans la vie du même pas depuis les bancs de l’école jusqu’aux nombreuses années de labeur qui les attendent. Dans le Nord-Ouest, qui a moins souffert de la guerre et mieux préservé sa tradition d’élevage que le Sud, l’éléphant est encore largement utilisé par les bûcherons pour transporter le bois. Paradoxalement, il contribue par son travail à la destruction de son propre habitat.
La fête s’achève. Avant de poursuivre notre route, des files indiennes se forment autour des éléphants. Une dernière fois, comme le veut la coutume, les habitants passent sous la trompe de l’animal avec un enfant dans les bras. Ils espèrent ainsi être guéris de leurs maux, acquérir quelques mérites pour leur vie future et attirer sur eux-mêmes et sur leur descendance un peu de la force et de la longévité transmises par l’animal sacré. Lorsque prennent fin libations et rites animistes, le convoi se remet en route dans un nuage de poussière. Il nous reste à peine un mois pour rejoindre Luang Prabang, ancienne cité royale, joyau architectural, centre spirituel et culturel du pays. Nous devons impérativement l’atteindre pour le Pi May. Nos éléphants sont attendus pour participer à la procession sacrée qui traversera la ville. Ce sera la première fois, depuis la chute du régime monarchique et la prise du pouvoir par le Pathet Lao communiste en 1975, que les éléphants reprendront leur place dans le défilé du Nouvel An laotien.

En savoir davantage sur : Gilles Maurer
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.