En mer, à bord de Damien
Année 1973
© Jérôme Poncet
La mer pour horizon :
« La vie à deux. Deux garçons sur un voilier de 10 mètres. Le tour du monde. Le rêve d’enfant qui s’épanouit en réalité, le cercle de 360° qui est deux demi-cercles de 180° chacun, de rayon identique, de centre commun, si parfait qu’il est impossible de savoir où finit le premier demi-cercle, où commence le second. Idéalisé ? Non. Idéal ? Oui. Nous partîmes à trois, nous poursuivons à deux, si besoin est un seul terminera le boulot. Je ne sais exprimer cette harmonie de l’amitié, de la mer et du voyage.
Je redoute la trahison des mots pour conter une si belle histoire de mer, une si belle histoire d’hommes, pour raconter sans cesse Damien, Damien à la gîte, Damien au largue, Damien chaviré, raconter notre vie avec des mots rabâchés et usés, si polis qu’ils deviennent passe-partout. Faut-il en passer par là ? Faut-il se donner une vocation de pionnier et l’écrire dans l’histoire ou écrire l’histoire d’une œuvre de pionnier ? Je pense à Saint-Exupéry, au Petit Prince, aux grandes personnes qui “ne comprennent jamais rien toutes seules et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications”. Or la mer, la mer est immense. Incroyablement belle ou incroyablement terrifiante. Se pourrait-il que cela suffise ? [?]
Nous vivions comme vivait mon grand-père : inquiets des saisons, inquiets du temps de chaque jour, inquiets du nuage qui masque le soleil. Lorsque le vent hurlait dans la cheminée de la ferme, il s’éveillait, soucieux pour le blé pas encore moissonné. Lorsque le vent hurle à travers les haubans, je m’éveille, soucieux du second ris à prendre. Du foc qu’il faudrait peut-être affaler. Un marin est-il autre chose qu’un paysan de la mer ? Quand le regard d’un homme de la terre embrasse l’horizon inégal qui limite sa possession, quand le regard du marin interroge l’horizon qui enchaîne sa vie à l’infini du ciel et de la mer, s’agit-il d’autre chose que de l’expression d’un même amour, d’une même peur, d’une même incertitude ? Un paysan à quatre saisons. Un marin aux latitudes douces et aux latitudes dures, avec l’hiver rigoureux qui ronge l’espoir du retour d’un printemps qui paraît n’avoir jamais existé. »
Damien autour du monde, 55 000 milles de défis aux océans
(p. 215-216, Transboréal, ? Sillages », 1998, 6e éd. 2022)