Jouant au Petit Journal Saint-Michel – Paris (France)
Année 2011
© Étienne Bryon
Un cas de possession diabolique :
« En ce 19 août 1963, le Shibenik, le cargo yougoslave qui m’a embarqué à Marseille trois semaines auparavant, remonte paresseusement le Mississippi à 5 nœuds. De quoi me rendre fou ! C’est proprement insupportable ; mon cœur, lui, bat à 140 pulsations à la minute. Encore quelques méandres et je vais enfin fouler la terre promise : La Nouvelle-Orléans, ma patrie d’élection ! Alléluia ! Émotion, joie, transe ! Oubliés les dix jours de tempête mémorable, oublié ce mal de mer constant, oubliés les énormes repas que Slobodan, le cuisinier du bord, me contraignait à manger de peur que je dépérisse. Il est 6 heures du matin, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit : je n’ai fait que repasser en boucle dans ma mémoire les souvenirs de lecture et l’image idyllique qu’on se fait de La Nouvelle-Orléans quand on est passionné de jazz et qu’on vit à l’autre bout du monde.
L’un des faits d’armes les plus glorieux de mes 17 ans fut d’entreprendre ce pèlerinage en terre sainte. Oh ! à l’époque, c’était toute une affaire de voyager ! Les charters n’existaient pas, l’Amérique était loin? Et puis, tant qu’à voyager, il me fallait une sorte de défi. J’avais donc déposé ma candidature au concours des bourses Zellidja, dont le règlement imposait aux jeunes lauréats de se débrouiller pour voyager sans argent et de “survivre” dans un pays étranger en travaillant pour couvrir leurs frais ; évidemment, interdiction absolue d’acheter son billet de retour. Le but du périple étant de surcroît d’aller étudier une question qui vous intéressait dans ledit pays et d’en rapporter un mémoire. Alors, si votre dossier était retenu, on vous allouait pour la forme, mais en grande pompe, un pécule symbolique équivalent à une centaine d’euros en tout et pour tout, et puis bon vent ! Vivre sur place de son travail? j’ignorais encore que ce projet ferait successivement de moi, entre autres choses, un croque-mort au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans, un boss boy dans un restaurant de l’East Side à New York et un saute-ruisseau dans une entreprise de textiles de Manhattan. Mais de toute façon, comme il s’agissait d’un cas de possession diabolique, si je n’avais pas été pris, je serais sans doute parti à la nage pour remonter à la source du jazz ! »
La Religion du jazz, Petites improvisations sur la musique américaine ancienne
(p. 11-13, Transboréal, ? Petite philosophie du voyage », 2012)