D’arbre en arbre avec les orangs-outans de Bornéo

De son enfance, Emmanuelle Grundmann garde le souvenir précieux de longues promenades, agrippée à la main de son grand-père à travers les allées des zoos, des musées d’histoire naturelle et des parcs dédiés à la nature et aux animaux. Lorsqu’elle s’interroge aujourd’hui sur ses choix de vie et sur l’admiration qu’elle porte au monde animal, elle croit déceler dans ces pérégrinations naturalistes le point de départ de sa passion. Sous la voûte feuillue d’une immense forêt de diptérocarpes, c’est un peu de son enfance qu’elle retrouve.


Je suis arrivée à Bornéo en 1998. Le départ avait été repoussé d’un an à cause de dramatiques incendies, dont les flammes étaient venues lécher les abords du centre de réintroduction en détruisant la forêt alentour. Je ne connaissais guère les orangs-outans, que j’avais simplement croisés à la ménagerie du Jardin des Plantes puis étudiés en captivité ; ces grands singes ne bénéficient pas de la même aura que leurs cousins chimpanzés ou gorilles africains. Souvent, j’entends les visiteurs s’extasier sur le gros gorille de la ménagerie, qui n’est autre qu’un orang-outan !
Parvenue en Indonésie, après trois avions, un taxi puis sept heures de 4x4, je mis le pied dans une de mes premières forêts tropicales. Et là… accroché à un arbre devant le bâtiment qui allait devenir ma maison se tenait un orang-outan, curieux et intéressé par les nouveaux venus. Première rencontre avec le grand singe roux. J’étais là pour tenter une évaluation du programme de réintroduction mené par le Bornean Orangutan Survival Foundation. Les orangs-outans que je côtoyais n’étaient pas des singes comme les autres. En effet, depuis des années, en plus d’une déforestation galopante qui réduit les forêts de Bornéo et de Sumatra, seules îles où vit encore ce grand singe, les orangs-outans sont victimes d’un braconnage intensif. Ce sont les jeunes qui sont visés. Ils sont vendus comme animaux de compagnie, bébés de substitution et ornements vivants pour jardins ou vitrines de magasins. Or, pour capturer un jeune, il faut tuer la mère qui ne lâche pas facilement sa progéniture ; les scientifiques estiment que pour un bébé singe qui arrive sur le marché, cinq à dix autres sont morts. C’est la tragique réalité du trafic d’animaux sauvages. Depuis 1931, posséder un orang-outan en Indonésie est illégal ; des ONG et des scientifiques, aidés parfois par les autorités locales, se sont mobilisés pour confisquer les orphelins. Mais que faire de ces orangs-outans si petits et parfois tellement traumatisés qu’ils ne peuvent survivre sans soins quotidiens ? Quel avenir pour ces rescapés de l’enfer humain ? Des centres ont été créés, comme celui où je suis partie. Leur but est de réapprendre à ces primates à survivre en toute indépendance dans leur milieu naturel, puis éventuellement de les réintroduire dans une zone adéquate, dépourvue de population sauvage. En effet, il ne faut pas que les maladies humaines transmises aux orphelins puissent contaminer les populations sauvages déjà tant malmenées.
Dans la forêt de Meratus, ce sont donc des singes réintroduits que je suivais pas à pas, notant chacun de leurs faits et gestes pour les comparer aux comportements de leurs congénères sauvages. Ils n’étaient guère farouches et venaient aux abords du campement en quête de réconfort ou de nourriture à chaparder.
Je vivais enfin mon rêve : parcourir la forêt pour observer le comportement d’animaux et tenter de comprendre comment une espèce différente de la nôtre vit, pense, réagit. Je me suis immergée dans cet univers inconnu, tâche d’autant plus facile que tout lien avec mon quotidien était brisé. J’étais au cœur de Bornéo, perdue dans la sylve tropicale, à plus de six heures d’une piste chaotique du premier village, avec pour seule compagnie cinq Indonésiens qui ne parlaient pas anglais. Nous étions dépendants d’une voiture en provenance du centre de Wanariset, qui nous était envoyée aléatoirement tous les dix à vingt jours avec l’approvisionnement et parfois, s’il n’avait pas été oublié, du courrier. Un sentiment étrange vous envahit lorsque tous vos repères se sont envolés et qu’il vous faut reconstruire un monde autour de vous. Ce fut une leçon de sagesse et d’humilité. Je réappris le respect, la tolérance et l’émerveillement. Tous les jours, avec Ichal, qui m’aidait et me guidait dans la forêt, je partais dans la nuit afin de retrouver, encore endormi dans son nid, l’orang-outan là où nous l’avions quitté la veille et, assise au pied de l’arbre, j’assistais au réveil de la forêt. Le jour s’appropriait à nouveau la canopée, enveloppée dans son manteau de brume, sous les duos mélodieux des gibbons et les chants d’oiseaux encore ébouriffés. Ces concerts matinaux font partie des plus beaux souvenirs que je garde de la forêt.
Mes journées étaient rythmées par les mouvements arborés des orangs-outans, botanistes et grands amateurs de fruits, parcourant inlassablement la forêt en quête de mangues, de ramboutans et, lorsque la période de fructification était passée, de figues, de jeunes feuilles et d’écorces. Nous passions souvent plus de quatorze heures sous la chaleur moite de la forêt, à épier et noter chaque geste du grand ermite roux. J’avais souvent promené mes pas dans les forêts de chênes, de hêtres ou de conifères, mais ici, rien n’était comparable, toutes les plantes m’étaient étrangères, sans parler des animaux, des insectes en particulier. Même après plusieurs mois, chaque jour passé dans cette forêt était empreint de nouveauté et riche de découvertes. Les insectes les plus étranges, jamais je ne les ai croisés deux fois, ce qui laisse imaginer l’extrême biodiversité des lieux. C’était pendant les siestes des orangs-outans que l’observation de cet écosystème était le plus propice. Souvent, après un bon repas de figues, l’orang-outan se construisait dans un arbre alentour un nid rudimentaire, plateforme dans laquelle il s’allongeait, bercé par le vent quelques heures durant. Là, je laissais mes yeux s’égarer dans le fouillis végétal, à l’affût de mouvements subreptices. Calaos, rhinocéros, écureuils volants, lézards planants, insectes trompettes, fourmis géantes… Je découvrais sieste après sieste un bestiaire extraordinaire et revivais la fascination des premiers explorateurs devant la richesse des formes et des couleurs de toutes ces créatures.
Non contente de m’être expatriée le plus loin qu’il m’était donné, j’avais décidé de compliquer encore l’exercice. L’orang-outan étant uniquement arboricole, je m’initiai aux joies de l’escalade afin de mieux déchiffrer le mode de vie du grand singe et comprendre les paramètres de construction de ses nids nocturnes. Ces structures fabriquées quotidiennement, et utilisées exclusivement pour dormir, sont propres aux grands singes. Quelques autres animaux fabriquent un nid pour dormir, mais ils n’en changent pas chaque soir. D’habitude, les grands singes sont nomades et parcourent la forêt en fonction de la disponibilité en fruits. Il est plus économique d’établir un campement sur place pour avoir le petit-déjeuner à portée de main le lendemain. Mais au-delà d’une simple commodité de lieu, il semblerait, selon des études anthropologiques, que ces nids soient directement liés au développement des capacités cognitives des grands primates et des premiers hommes. Construits à plus de 30 mètres de haut, ils servent d’isolant thermique, de protection contre les prédateurs et les parasites du sol, et assurent à qui les utilise un sommeil profond, et pourquoi pas peuplé de rêves. Or c’est dans ces phases de sommeil que le cerveau trie souvenirs et données de la journée. Le travail de mémoire, de catégorisation, de résolution de problèmes serait donc favorisé par ces longues périodes de repos. Ainsi, munie d’une arbalète, d’une corde et d’un harnais, je tentai mes premières escalades dans les arbres. Observer cette forêt éléphantesque a quelque chose de grisant et d’irréel. Là, accroché à plus de 35 mètres du sol, ballotté par le vent, on peut enfin voir la cime des arbres tutoyer le ciel que l’on a perdu de vue depuis des semaines, sous la cathédrale feuillue et sombre.

Un kaléidoscope de personnalités


Passer des mois à observer des animaux peut paraître lassant et monotone ; cependant, avec les grands singes comme avec beaucoup d’autres animaux, on découvre vite les individualités et personnalités de chacun. Bien sûr, lors de mes cours à l’université, j’avais appris à ne considérer l’animal que dans le cadre du groupe ou de l’espèce, les individus n’ayant aucun intérêt pour l’éthologie avide de statistiques. Mais sur le terrain, on ne peut plus accepter ces percepts issus d’une pensée cartésienne qui veut ôter à l’animal toute âme, raison ou pensée. À côtoyer ce monde de près, on apprend à les reconnaître entre eux, par le physique tout d’abord, chacun ayant des traits qui lui sont propres – forme du visage, carrure, couleur du pelage, etc. –, puis par le comportement. Ainsi, Bento, pas encore adulte, jouait déjà les mâles dominants, avec la femelle Maya, dont une paire de claques, lorsque j’étais en train de mesurer son dernier nid, m’a rappelé qui était la femelle dominante du site. Et puis il y avait Mono le clown, jouant sans cesse des tours aux Indonésiens, leur volant leur savon ou leur dentifrice, passant d’innombrables heures à s’amuser avec le timide mais non moins expert en forêt Luther, ou encore Pasaran, l’adolescente curieuse mais un peu sauvage. La liste de mes « amis » orangs-outans est longue ; si je parle d’amis, ce n’est pas par mièvrerie ou anthropomorphisme exacerbé, c’est parce que pendant des mois ils m’ont laissé les suivre, les approcher, les observer, ils m’ont offert d’innombrables moments de joie et d’émotion éthologique et parce qu’enfin, à chaque retour en forêt, ils étaient là, à m’attendre, comme de vieux amis. Nous nous sommes épiés mutuellement, sans pour autant interférer l’un avec l’autre. Nous nous sommes apprivoisés et c’est parce qu’ils m’ont acceptée, qu’ils m’ont autorisée à les approcher, que j’ai pu travailler et rassembler des milliers d’heures d’observations précieuses. Sans cette patience de départ, sans une certaine humilité, on ne peut pas côtoyer les animaux. Il faut savoir se fondre dans le paysage, se rendre invisible, et surtout faire preuve de respect envers l’autre, cet autre qui n’est pas de la même espèce, et rejeter toute notion de valeur, de supériorité. Ici, vous êtes dans leur environnement ; eux savent, pas vous. J’en ai fait l’expérience un soir, à la nuit tombée, où malgré nos marques à la machette sur la végétation, nous n’avons pu retrouver notre chemin jusqu’au campement. Nous sommes bien loin d’avoir dompté ces milieux qui n’ont aucun secret pour leurs habitants de poils et de plumes.

Quel avenir pour les orangs-outans ?


Si quelques-uns des orangs-outans orphelins réapprenaient à vivre en toute indépendance dans leur habitat naturel, une grande partie d’entre eux, je le constatais, peinait à se défaire de l’emprise de l’homme et des traumatismes liés à la séparation maternelle souvent avant l’âge du sevrage. Si certains éprouvaient des difficultés à trouver les arbres nourriciers, d’autres n’arrivaient même pas à grimper aux arbres, un comportement pourtant essentiel à leur vie d’orang-outan. Ils se contentaient de quelques tiges et feuilles glanées sur le sol et dormaient là, dans l’humidité du sous-bois, à la merci d’une myriade de parasites et des cochons sauvages. Plusieurs jeunes nouvellement réintroduits sont morts, beaucoup ont disparu sans laisser de traces. Certes, la réintroduction permet à quelques individus de retrouver la liberté, mais à quel prix ?
Ces programmes de réhabilitation et de réintroduction sont particulièrement onéreux : il faut nourrir, soigner les centaines de jeunes orangs-outans qui arrivent chaque année. Comment leur réapprendre les compétences essentielles à leur survie sans les rendre dépendants de ces hommes devenus, en l’espace de quelques mois, mères de substitution ? Pour l’instant, aucun programme n’a trouvé de solution optimale. Faut-il pour autant laisser ces orphelins aux mains des trafiquants ? Affublé de vêtements, une cigarette à la bouche aux devantures des bordels ou simulant des matchs de boxe pour des touristes ignorants en Thaïlande ou à Taiwan, l’orang-outan est dégradé, ridiculisé. Sans parler de droits pour les animaux – comment juger quelles espèces méritent de tels droits et lesquelles ne les méritent pas ? –, ne devons-nous pas respecter ces êtres doués de conscience, et toute vie, simplement ? C’est pourquoi il me semble indispensable d’arracher les orangs-outans issus du braconnage des pseudo-zoos et autres lieux publics affligeants, ou des mains de propriétaires égoïstes qui, par orgueil et souci d’exhiber leur richesse, détiennent un animal rare et protégé par des lois nationales et internationales.
Il ne faut pas non plus négliger de lutter contre les causes en amont de la disparition du grand singe roux. Au fil de mes voyages à Bornéo, le rêve a vite fait place à la révolte face à ce qui se déroulait sous mes yeux. Semaine après semaine, mois après mois, la piste que nous parcourions du centre de Wanariset jusqu’à la forêt de Meratus perdait ses arbres. La forêt reculait pour faire place à d’immenses étendues couleur terre, où petit à petit je vis apparaître des palmiers à huile. Je ne connaissais le nom de cet arbre que par des observations faites en Afrique, où il est utilisé par les populations locales et parfois par les chimpanzés. Mais, d’abord introduit comme plante d’ornement en Malaisie, le palmier à huile a été cultivé à grande échelle pour sa valeur économique à Bornéo et dans toute l’Asie du Sud-Est dès les années 1960, et n’a plus rien d’un végétal parmi tant d’autres. C’est un véritable fléau, la cause principale de la déforestation, qui surpasse même le commerce de bois exotique. J’ai pu mesurer l’ampleur des dégâts lors d’un survol en hélicoptère. Des milliers d’hectares de ces monocultures s’étendaient à perte de vue en damiers vert et ocre. Non contents de déboiser, les exploitants ont mis le feu à la forêt, choisissant les années El Niño afin d’imputer au phénomène météorologique les dégâts causés et de pouvoir ensuite récupérer les terres au meilleur prix. L’huile de palme se rencontre partout, dans les savons, les cosmétiques, les détergents, les produits alimentaires, mais que faire ? Retourner aux huiles fabriquées chez nous ? Le coût de la main-d’œuvre est bien plus élevé, et les conditions de travail réglementées. En Indonésie, les employés sont souvent payés en cigarettes et en sacs de riz… Quel rapport entre ces problèmes économiques et sociaux et les orangs-outans ? Les deux sont intimement liés. Après quatorze mois passés dans la forêt de Bornéo à arpenter le territoire des orangs-outans, cette nature que je croyais sauvage ne l’était plus. Même les zones autrefois impénétrables ont vu les hommes arriver, munis de leurs tronçonneuses. Mes illusions ont volé en éclats. Si des peuples ont su vivre en équilibre avec la nature, aujourd’hui la mondialisation galopante et le capitalisme tout-puissant font fi de la richesse végétale et animale qui nous a pourtant nourris et abrités des millénaires durant. L’étude que j’avais commencée sur le comportement des orangs-outans s’est transformée au fil des années en enquête sur la déforestation et le trafic de primates. Je veux comprendre pour mieux lutter contre ces phénomènes, qui réduisent une des plus anciennes forêts tropicales de la planète à une peau de chagrin tout en décimant ses hôtes à poils, à plumes et à écailles.
Je retourne parfois à Bornéo, avec un pincement au cœur devant l’étendue des changements liés au recul de la forêt. Il y a de plus en plus d’orangs-outans dans les centres de réintroduction et aucune autorité internationale n’arrive à freiner le trafic. Si rien n’est entrepris, il n’y aura plus dans quelques années d’orangs-outans à Sumatra, et dans moins de vingt ans à Bornéo. Au cours de l’histoire de la Terre, de nombreuses espèces ont disparu de façon naturelle ; aujourd’hui, c’est l’homme qui est responsable de la majeure partie des extinctions observées, souvent pour assouvir sa cupidité. La terre nous a tellement offert, n’avons-nous pas comme devoir d’en prendre soin, pour les générations futures mais aussi pour le simple bonheur de la voir vivre ?
Assise au pied d’un arbre aux majestueuses racines-contreforts, bercée par le son de la pluie tropicale sur la grande feuille qui me protège, je me prends à rêver à un monde meilleur, où je pourrais continuer à m’extasier devant ce bestiaire tropical extraordinaire, loin du bruit des tronçonneuses et de l’odeur des sinistres raffineries d’huile de palme.

En savoir davantage sur : Emmanuelle Grundmann
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.