La volta du grand large



Au dĂ©but du XVe siĂšcle, les VĂ©nitiens dominaient le commerce europĂ©en avec les Indes, par l’intermĂ©diaire des Arabes. Ces derniers acheminaient les prĂ©cieuses marchandises d’Asie, en particulier les fameuses Ă©pices, vers la MĂ©diterranĂ©e et l’Adriatique, en empruntant des voies terrestres ou maritimes, par l’ocĂ©an Indien et la mer Rouge. Le petit royaume du Portugal dĂ©cida alors, sous l’impulsion de l’infant Henrique, dit « Henri le Navigateur », de contourner ce monopole en suivant les cĂŽtes du continent africain dont on ignorait les dimensions. On considĂšre gĂ©nĂ©ralement que l’expansion maritime portugaise commença en 1415 avec la prise de Ceuta en Afrique du Nord, et se termina en 1542 avec l’arrivĂ©e des Portugais au Japon. Au Moyen Âge, les souverains chrĂ©tiens europĂ©ens rĂȘvaient de croisades contre les infidĂšles. Le Portugal n’y Ă©chappa pas. Les Maures avaient Ă©tĂ© dĂ©finitivement chassĂ©s de l’Algarve en 1250, mais restaient accrochĂ©s Ă  l’Andalousie. En 1415, une flotte portugaise s’empara Ă  leurs dĂ©pens de Ceuta et mit donc le pied en Afrique. Puis des expĂ©ditions furent lancĂ©es dans l’Atlantique le long des cĂŽtes africaines, de plus en plus au sud. Henri le Navigateur initia ce mouvement en envoyant ses capitaines dĂ©couvrir de nouvelles terres et l’organisa jusqu’à sa mort en 1460. À cette date, les Portugais avaient atteint la Sierra Leone. L’avancĂ©e de leurs voiliers peut paraĂźtre timide : en quarante-cinq ans, Ă  peine plus de 25° de latitude avaient Ă©tĂ© gagnĂ©s. Pourtant des Ă©tapes dĂ©cisives furent franchies durant cette pĂ©riode, permettant ainsi de briser les anciennes superstitions mĂ©diĂ©vales et d’inventer la vĂ©ritable navigation hauturiĂšre.
En 1434, aprĂšs une premiĂšre tentative l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, Gil Eanes doubla le cap Bojador. Ce modeste cap africain situĂ© Ă  120 milles au sud des Ăźles Canaries reprĂ©sentait depuis longtemps les limites du monde connu et l’on s’exposait Ă  de graves dangers si l’on Ă©tait suffisamment fou pour le dĂ©passer : on considĂ©rait, entre autres, que de forts courants entraĂźnaient vers le sud sans espoir de retour, que la chaleur devenait rapidement insupportable et que l’on risquait d’ĂȘtre brĂ»lĂ© vif. Le franchissement de ce cap – le bout du monde, selon la croyance mĂ©diĂ©vale – marqua la sortie de l’espace intellectuel du Moyen Âge et l’entrĂ©e dans la « mer tĂ©nĂ©breuse ». Puis les expĂ©ditions portugaises descendirent vers le golfe de GuinĂ©e. Leur route traversait une zone climatique dĂ©favorable au retour : les vents de nord-est, l’alizĂ© et l’harmattan du Sahara y soufflent rĂ©guliĂšrement. Le contre-amiral François Bellec, qui dirigea le musĂ©e de la Marine Ă  Paris, Ă©crit Ă  ce propos : « S’opposant au retour des navires portugais vers Lisbonne ou Lagos, ces vents contraires firent des capitaines du prince Henri sinon les premiers navigateurs hauturiers de l’histoire, du moins les inventeurs des mĂ©thodes universelles de navigation en haute mer. Se posa alors Ă  Sagres un premier problĂšme inopinĂ©, puisque la poursuite de l’exploration de la mer du Sud exigeait de mieux remonter au vent. Il fut brillamment rĂ©solu par l’adoption d’un navire adaptĂ© Ă  ces conditions de navigation, la caravelle, et surtout par une conception rĂ©volutionnaire de la navigation Ă  voile, la volta. [
] La volta Ă©tait un vaste dĂ©tour vers les Açores vers lesquelles on se laissait pousser par les vents de nord-est, avant de piquer cap Ă  l’est sur le Portugal, au lieu de s’échiner Ă  remonter en route directe en louvoyant au plus prĂšs. On l’appelait volta do mar largo, ou volta des Sargasses. [
] Les Portugais savaient dĂ©sormais aller d’un point Ă  un autre non plus en suivant la cĂŽte, ni mĂȘme en ligne droite, mais en tirant un large bord vers les vents portants. [
] La volta fut l’intuition dĂ©terminante de la dĂ©couverte maritime du monde et de l’histoire de la navigation. Comme l’agriculture remplaçant la cueillette et l’élevage la chasse, la domination du vent fut l’une des Ă©tapes majeures de notre civilisation. »
Longtemps, personne n’eut la folle idĂ©e de s’éloigner des cĂŽtes. Cette possibilitĂ© incongrue n’était pas inscrite dans les mentalitĂ©s de l’époque, ou Ă©tait considĂ©rĂ©e comme suicidaire. NĂ©anmoins, peu Ă  peu, les expĂ©ditions qui reviennent d’Afrique Ă  intervalles rĂ©guliers, lasses de lutter contre vents et courants, tirĂšrent un bord de plus en plus large vers le nord-ouest, en se laissant finalement porter jusqu’à l’archipel des Açores. Il Ă©tait alors plus facile de rentrer vers le Portugal, aidĂ© en cela par des vents gĂ©nĂ©ralement favorables. Dinis Dias, en 1444, fit ainsi un large crochet au cƓur de la mer ocĂ©ane : la volta Ă©tait nĂ©e. Ayres Tinoco fut, en 1446, le premier navigateur Ă  rester un mois hors de vue de terre, au retour des cĂŽtes d’Afrique. Les Portugais contournaient donc l’anticyclone des Açores de maniĂšre Ă  se laisser porter par les vents dominants, quitte Ă  rallonger leur route en milles, pour la raccourcir en jours.
DĂšs lors, l’expansion portugaise fut lente mais constante : les caravelles descendirent de plus en plus loin vers le golfe de GuinĂ©e. SĂŁo TomĂ© fut atteinte fin 1471 par JoĂŁo SantarĂ©m et PĂȘro Escobar, qui poussĂšrent jusqu’à l’üle d’Ano Bom le 1er janvier suivant : l’équateur franchi, l’étoile Polaire disparut et la face cachĂ©e de la Terre s’ouvrit aux Ă©traves des voiliers. Ce fut Diogo CĂŁo qui inaugura la tradition des padrĂ”es, colonnes de pierre surmontĂ©es d’une croix, jalons qui symbolisĂšrent l’expansion du Portugal. Lors de ses deux voyages, il fit reculer la limite du monde connu des EuropĂ©ens jusqu’à l’embouchure du Congo et Ă  l’Angola, puis Ă©rigea un dernier padrĂŁo aux confins de la Namibie, en 1485.
En 1488, enfin, la flotte de Bartolomeu Dias, malmenĂ©e par les vents, franchit sans le voir un cap que son chef appellerait plus tard le cap des TempĂȘtes, le cap « immense et mystĂ©rieux » chantĂ© par le poĂšte Luis de CamĂ”es dans Les Lusiades. Bartolomeu Dias dĂ©couvrit l’incurvation de la cĂŽte africaine vers l’est et du mĂȘme coup ouvrit la route des Indes. Il voulut pousser plus loin. Ses officiers refusĂšrent. Lors du retour triomphal vers Lisbonne, le roi JoĂŁo II rebaptisa le cap en « Bonne-EspĂ©rance ».
La voie Ă©tait ouverte vers les Indes, atteintes dix ans plus tard en 1498, lors de l’expĂ©dition historique de Vasco de Gama. Ces deux voyages furent l’occasion d’ébaucher puis d’emprunter franchement l’option de la grande volta de l’Atlantique Sud, dont la route lors de la descente passait finalement plus prĂšs de l’AmĂ©rique du Sud, encore Ă  dĂ©couvrir, que de l’Afrique. Les navigateurs eurent-ils l’intuition du rĂ©gime des vents de l’hĂ©misphĂšre Sud en y transposant celui de l’hĂ©misphĂšre Nord, ou voulurent-ils simplement Ă©viter de tirer des bords ? Le convoi suivant, celui de Pedro Álvarez Cabral en 1500, fit un crochet tellement large dans les vents portants qu’il buta sur le BrĂ©sil.
Dans les dĂ©cennies qui suivirent, caractĂ©risĂ©es par la dĂ©couverte maritime du globe, la pratique de la volta se gĂ©nĂ©ralisa. Christophe Colomb prolongea vers l’AmĂ©rique la traditionnelle volta des Açores. Lors de son fameux voyage de 1492, il fit voile vers le sud-ouest et se positionna sur la latitude des alizĂ©s qui le portĂšrent jusqu’aux Ăźles Bahamas. Au retour, il commença par remonter vers le nord-est jusqu’à la latitude de la pĂ©ninsule IbĂ©rique, puis se laissa pousser Ă  travers l’Atlantique, bouclant le tour de l’anticyclone des Açores. Choisit-il cette tactique par facilitĂ© de navigation, en se plaçant d’abord Ă  la bonne latitude (qui Ă©tait alors beaucoup plus facile Ă  dĂ©terminer que la longitude, par la culmination des astres) avant de suivre le parallĂšle jusqu’à son objectif ? Eut-il l’intuition que le rĂ©gime des vents Ă  l’est de l’Atlantique Nord, maĂźtrisĂ© par les Portugais depuis des dĂ©cennies, se prolongeait Ă  l’identique vers l’ouest ? Eut-il simplement de la chance ? Sans doute un peu de tout cela Ă  la fois. Beaucoup plus tard, dans l’ocĂ©an Pacifique, la liaison maritime entre le Mexique et les Philippines fut inaugurĂ©e par les Espagnols. Les « galions de Manille », chargĂ©s des richesses des Indes, tentations des corsaires, faisaient une fois l’an cette fabuleuse rotation, accomplissant le tour de l’anticyclone du Pacifique Nord. La route aller passait par le sud, dans l’alizĂ© favorable, et le retour par le nord, dans la zone des vents d’ouest, jusqu’à rejoindre Acapulco. Cette grande volta transpacifique fut pour la premiĂšre fois bouclĂ©e en 1565.
Aujourd’hui, tous les navigateurs au long cours utilisent naturellement la manƓuvre de la volta comme le montrent les sillages laissĂ©s par les voiliers ultra-perfectionnĂ©s lors des courses autour du monde.

Par Bruno d?Halluin
Texte extrait du livre : Volta (La), Au cap Horn dans le sillage des grands d?couvreurs
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