Pêcheur d’or
« Salut, l’ami, j’ai bien reçu ta lettre. C’est la première fois que je réponds à quelqu’un. Tous les lecteurs me demandent combien je gagne ; toi, tu es venu à l’essentiel. Viens quand tu veux, la maison est ouverte. P.-S. : Après Saint-Girons, prends Sainte-Croix-Volvestre, demande le chercheur d’or : tout le monde me connaît. »
Après une nuit fiévreuse de lecture, j’avais écrit à Jean-Claude, l’auteur du Chercheur d’or en France. Quelques jours plus tard, je relis son message, véritable invitation à une aventure qui sera le début d’une suite ininterrompue de routes marginales.
Avant la rencontre, les longues heures de voyage me livrent à tous les rêves. Je vais être chercheur d’or ! Enfin… peut-être ! Inconsciemment, je visualise l’archétype de ces aventuriers qui fait fantasmer tant de monde : visages burinés, tatouages, gros bras qui luisent au soleil, chaîne imposante autour du cou… couteau dans la ceinture cloutée.
Si la rencontre n’est pas décevante, la réalité est brutale : Jean-Claude est un citadin maigrichon au visage quelque peu cireux, mangé par une barbe fournie. Deuxième choc lorsque je visite la masure qui l’abrite : humide, froide, sombre et délabrée, aux carreaux cassés. Les abords boueux, parsemés de flaques saumâtres, renvoient la lumière d’un ciel chargé d’où s’échappent en volutes ondulantes de graciles farfadets blafards, déhanchés au moindre frimas.
L’or et l’homme
L’aventure est toujours à l’opposé d’un conte de fées. La première initiation se fit ici au bistrot, siège social de notre destinée, riche creuset à notre imaginaire. En cet athanor rural, bouillonnant, il se forgea un élan incroyable qui suscita une multitude d’idées nouvelles. Combien d’espoirs fomentés, de rêves inachevés, d’instants festifs, intenses, ludiques ! Assis autour d’une table ronde, pareils aux chevaliers des temps modernes, nous avons retourné des tonnes de terre sans effort. Mousquetaires unis jusqu’au dernier souffle, compagnons de misère et d’infortune investis de certitudes, nous étions les maîtres du monde !
Au prix de quelques courbatures, je récolte rapidement les premiers fruits de ma persévérance. L’or est là … à ma merci. Tout petit, sans poids, ni beau ni laid, inoffensif, insignifiant dans les plis de ma main à l’abri des regards de la convoitise du monde.
Tout le résultat d’une quête inconsciente, ici, entre mes doigts : deux grammes.
En particules clairsemées, cet or paraît tellement impuissant qu’un souffle l’envolerait.
Je découvre ce métal précieux pour la première fois, et alors… mon indifférence m’étonne. Pourtant, comme tout un chacun, j’en ai rêvé souvent. Je cherche le lien entre les choses. Ces broutilles aurifères m’agitent. Posséder le métal abouti ! Le temps et la matière sont frères, me soufflent ces résidus de mutation. L’avènement de la perle issue du grain de sable, la silice transformée en verre, la chenille qui papillonne, les bourgeons en fleur s’épanouissant en fruits : en un éclair, ces instantanés m’aveuglent où la réalité éclôt d’un imaginaire. Une fois l’or trouvé, l’attrait est retombé. La vie ici était froide mais chaleureuse, humide mais souriante, sombre mais gaie. Cet or que je pensais bienfaiteur l’était en vérité, mais pas comme je l’avais imaginé. Il me permettait de subir le froid qui m’a endurci, d’endurer la disette, d’espérer chaque jour en cette quête, en la vie… en moi ? Tous ces manques dus à une exploitation incertaine avaient soudé une équipe où la revendication n’avait pas de place. La nature était d’ailleurs généreuse puisqu’elle nous a rassasiés, chauffés, formés. De notre côté, nous l’avons respectée chaque jour. Aux sombres périodes des temps froids, loin du bruit des événements, nous parvenaient les percussions de la terre, tambour des dieux. Le silence des moments austères ouvrait l’écoute du chant du monde au rythme de la poésie. À travers les brèches du temps qui passe, des pans de déchirures furtives portées par les ondées parsemaient les cieux de zébrures mordorées qui s’essoufflaient à souligner un horizon défaillant. Pétri de cette terre nourricière, animé d’une même pensée, aucun n’aurait brisé l’osmose. L’or rassemblait.
Prendre le temps d’attendre
Que l’on veuille trouver de l’or pour survivre ou pour s’en couvrir… l’espérance nécessaire est identique. L’espoir fait vivre ; nous en avions. Si l’homme sème, il récolte ; en cherchant, il trouve ; s’il veut, il peut ; quand il donne, il reçoit… L’or incarne ces réalités. Au fil du temps, on devient pêcheur d’or, paysan de la matière, laboureur du minéral, chercheur de liberté. Et j’ai aimé cette liberté qui empêchait de tomber dans ce sentiment humain – bien légitime malgré tout – que l’homme veut toujours plus, plus vite. La délivrance n’est pas l’attachement à un quelconque intérêt factice mais l’estimation de chaque chose à l’instant, l’analyse des symboles dégagés par toutes les expériences vécues – heureuses ou non – afin d’en retirer les conclusions. Pouvoir s’émerveiller du robinet qui coule, de la lumière rayonnante… de toutes ces petites choses permises par la civilisation sans que nous en soyons autrement étonnés. Ce retour aux sources, au dépouillement – bien qu’il nous fût imposé – se révéla salutaire et… enrichissant.
Parfois tellement démunis, trouvant cet état incroyable, nous pouvions sans forcer nous prendre pour des surhommes. Cela suffisait à notre bonheur. Notre liberté à nous, on la payait au prix fort. Pour notre qualité de vie, s’il nous importait de ne rien faire, on ne faisait rien ; c’était dans l’ordre des choses. Marginaux, cette société dont nous émanions ne nous ayant pas satisfaits et épanouis pleinement, nous avions pris le maquis afin d’entamer un combat sans armes. Notre révolte était un concept de vie basé sur le partage des tâches et des revenus. Il n’y avait ni calcul ni addition ; le plus fort faisait les travaux difficiles, celui qui avait sommeil dormait, celui qui avait faim cuisinait. Nous refusions d’être possédés par ce que nous possédions, persuadés que la richesse d’une société vient de sa diversité, sa créativité, sa différence.
Dans ces terres d’Ariège foisonnantes de légendes dorées, il nous arrivait d’échanger les produits de première nécessité contre quelques pépites. Nous redécouvrions le troc et le plaisir de ces regards mêlés d’étonnement tout à coup éclairés. Par ces échanges, les commerçants pensaient nous faire plaisir, mais nous étions largement déficitaires car nous ne pesions pas. Pour un sourire, une poignée de main plus ferme, un autre verre rempli, on augmentait la dose, jubilant de ce système d’équivalence qui permettait de nous imaginer hors du système. Nous avons connu aussi beaucoup d’angoisses, parfois du désespoir. Heureusement, la fraternité nous sauvait d’une déprime. Alors on riait d’avoir froid, d’avoir faim, et celui qui faisait durer le plus longtemps ses chaussures ou ses habits était le mieux considéré.
Jusqu’à cette période de contact avec l’or, l’étiquette d’instable me hantait. J’ai alors compris que mon oxygène était justement cette instabilité qui m’avait poussé à écrire à Pierre-Christian, et plus tard à m’expatrier : courir le monde pour en faire le tour, devenir commerçant, tout abandonner pour partir au Pérou rechercher l’Eldorado, partager la vie des nomades, naviguer dix mois en Méditerranée avec des pêcheurs de thon. Indiscutablement, ces départs difficiles sont enivrants. L’abandon, les ruptures ne sont pas choses aisées. Mais à la fin de la vie, il faudra aussi tout laisser… alors, autant s’en donner le choix. Dans notre Ariège d’adoption, terroir magique, nous souhaitions décider jusqu’au bout, le plus longtemps possible. Refuser l’assistance, les bienfaits du confort matériel, ne pas être obligé de consommer parce que le plan des industriels provoque les besoins de l’être humain devenu chiffre ou objet. Nous ne voulions pas suivre Panurge, persuadés qu’échapper au système n’est pas le récuser, mais exercer le libre arbitre de choisir en fonction de sa bourse, de ses besoins ; prendre le temps de la réflexion et de la décision…
Prendre le temps d’attendre. Chaque matin, nous nous disions : « Peut-être aujourd’hui. » Cet espoir nous a fait fonctionner des mois où, malgré les mauvais résultats, nous insistions. Quand le moral déclinait, la production augmentait, petit coup de pouce des choses éthérées de la vie. Ces mystères impalpables arrivaient comme des lueurs en clins d’œil. Dans une vieille assiette ébréchée qui trônait sur un buffet de guingois reposaient quelques pièces du menu fretin que chacun pouvait prendre à sa guise. Même s’il y en eut peu, jamais elles ne vinrent à manquer.
L’or du sage
Un jour, le combat cessa, faute de combattants. La rigueur d’un hiver exceptionnellement neigeux nous chassa du logis. Au péril de leur vie, les loups affamés fuyant les bois s’approchèrent dangereusement des hommes. L’or éparpilla ceux qu’il avait rassemblés. Malgré promesses et rendez-vous, Chronos fit son œuvre. Le temps nous sépara.
Des années après ces aventures en terre ariégeoise, lorsque l’esprit s’égare ou s’interroge, j’ai une pensée pour mes équipiers. Le recul me fait entrevoir l’innocence de notre quête. Finalement, nous ne cherchions pas vraiment de l’or : nous voulions échapper à l’insidieuse routine qui pouvait guetter. Alors, par lucidité ou par peur d’un avenir banalisé, chacun de nous s’était enfui vers une illusion, un espoir. Le voyage, l’errance, le vent, l’eau dessinaient notre salut. Tous les prétextes étaient bons. Ensuite, le destin, le hasard, la chance ont provoqué notre rencontre.
Depuis, je n’ai plus ressenti ce pur bonheur du dénuement absolu. Ne rien posséder permet des joies intenses. La moindre broutille se décuple, l’éphémère devient éternel, le banal sacré, le beau divin. Comme cet or qui nous a fait faire tant de pas, procuré tous ces doutes, nous nous sommes façonnés et avons laissé derrière ce qui nous gênait. D’elle-même, la gangue s’est détachée. La route traversière continue de déployer son immense tapis qui nous guide sur les chemins inconnus de notre destinée. Qu’est-ce qui se cache derrière le sommet si proche ? Une rencontre, un voyage, un arrêt, un tremplin… la fin ? Nul ne peut le savoir, et c’est bien ainsi. Toujours fidèle à cet espoir tenace qui est en nous, ce combat du doute permanent qui peut transcender ou figer, je continue d’avancer. L’or, comme un compagnon sur le porte-bagages, m’a toujours suivi de près. Le chemin paraît long… mais gageons qu’aux vendanges tardives, le temps échu, on voudra bien y rajouter quelques encablures.
C’est ce que nous disent les images de la symbolique iconographique qui représentent le chercheur d’or à un âge avancé. Une immense barbe, signe de sagesse et de longévité, traduit l’échec de la découverte si elle s’attache aux biens matériels. Au seuil de sa mort, l’alchimiste est encore penché sur sa besogne. Les années ont passé ; il cherche toujours. L’étoile qui naîtra dans son cœur est-elle l’objet d’une quête éternelle ? Sans jeu de mots, je pense que l’or est un leurre : la liberté n’est pas de trouver mais de chercher. Le propre de l’homme est la quête, toute sa vie, du sens de son existence. À chaque instant, dans tous les compartiments de son passage sur la terre, il tend vers l’équilibre, la confiance, la sérénité, la prospérité, la reconnaissance, l’amour, le pouvoir, l’argent. Quand il atteint son but, il part à l’assaut d’autres entreprises ou bastions à prendre. L’homme est un animal évolué, perpétuellement insatisfait, mû par des pensées émotives qui le fragilisent. Pour avancer, pour se situer, il a toujours besoin de repères ; qu’ils soient géographiques, spirituels, affectifs, matériels, ce sont des soutiens qui lui permettent de garder un équilibre précaire. Ces béquilles prouvent qu’il s’est redressé trop vite sur cette terre. Sa position de bipède est dominatrice, alors qu’il ne sait pas maîtriser ses états passionnels. Se rapprocher de la terre est son ultime salut. Il lui faut tout réapprendre, à commencer par la sagesse. La meilleure preuve – ou la plus mauvaise – est qu’il n’a pas compris la leçon des alchimistes. Dès qu’il a eu accès à l’or… il l’a transformé en argent ! Remplis d’espoir que l’or puisse nous combler, il nous a habitués au dénuement et enseigné l’humilité. C’est ainsi qu’il nous a transmutés. Enfants du laboureur, nous avons compris qu’il nous faudra creuser sans relâche.
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 2