L’arbre entre deux mondes
Naturaliste, historien, ethnologue, Jacques Brosse poursuit depuis plus de quarante ans ses recherches sur la mythologie des arbres. « Féru tout à la fois de sciences naturelles et de sciences humaines », selon les mots de Jean-Marie Pelt, il conjugue dans ses ouvrages la méthode du scientifique et l’art de l’écrivain, constituant un corpus de référence. Il est également l’auteur de livres sur les grandes explorations et sur les hauts lieux spirituels. L’ensemble de son œuvre a été couronné du Grand Prix de l’Académie française en 1987.
Vous avez consacré une grande partie de votre vie à l’étude des arbres. D’où vous est venue cette passion ?
C’est une très longue histoire, celle en effet de toute une vie. Je vais ici la résumer. Si je ne peux dire que je suis né sous un arbre, c’est bien sous un arbre que je me suis éveillé à la vie, que j’ai tout à coup pris conscience de ma propre existence et du monde immense qui l’entourait. Je n’avais pas 1 an, je ne marchais pas encore. Cela se passait au Jardin des Plantes à Paris, où ma mère me promenait. J’étais couché dans ma voiture d’enfant lorsque, soudain, mes yeux se sont ouverts sur une vision merveilleuse, celle des feuilles encore translucides d’un grand arbre et, entre les feuilles, la profondeur infinie du ciel bleu. C’est là un souvenir unique, isolé. Je l’aurais certainement oublié, si je ne l’avais, de manière tout à fait imprévue, redécouvert un jour, en m’étendant sous un arbre au printemps. De là , certainement, est née ma vocation. Ensuite, j’ai vécu dans un grand jardin à Nogent-sur-Marne et j’allais au collège, tout près du bois de Vincennes. Quand mes parents ont déménagé, nous sommes allés habiter de l’autre côté du même bois à Saint-Mandé. Lorsque, à 19 ans, j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme, Simonne Jacquemard, elle vivait aussi dans un grand jardin, à Montgeron, dans l’Essonne, près de la forêt de Sénart. Quand nous avons commencé à vivre ensemble, ce fut en forêt de Rambouillet. Simonne, autant que moi, avait besoin des arbres pour respirer, pour marcher, pour observer. C’est alors que nous avons débuté nos études de sciences naturelles au Muséum et que nous avons fait des enquêtes sur le terrain. Nous sommes devenus des écologistes avant la lettre ; à l’époque, on disait « des protecteurs de la nature ». Mais qui protège qui ? La nature et nous, nous avons la même origine. Je me sens le frère de l’arbre, son petit frère. Depuis une quinzaine d’années que nous habitons le Périgord noir, je vis dans un grand et vieux noyer. C’est le premier être vivant que je salue en ouvrant mes persiennes le matin. À l’étage où je travaille, ses branches emplissent la fenêtre et j’assiste en toute intimité à ses métamorphoses saisonnières. En été, c’est mon frais cabinet de travail ; en hiver, sa ramure dénudée que le vent caresse ou malmène découvre les lointains que ses feuilles me cachaient. Le grand noyer est le témoin privilégié de ma vie, comme moi de la sienne. Mais sans doute en sait-il plus sur moi que moi sur lui.
Vous avez montré que les arbres étaient des agents privilégiés entre trois mondes : les abysses, la surface de la terre et le ciel. N’étaient-ils donc pas tous, dans les sociétés anciennes, des « arbres remarquables » ?
Oui, cela, je l’ai écrit, mais surtout je l’ai vécu, très tôt, peut-être même, confusément, lors de la scène primordiale que je viens de rapporter. Cette communion avec les trois mondes qu’établit l’arbre, je l’ai ressenti de plus en plus en méditant sous les arbres. Comment le Bouddha Shâkyamuni a-t-il obtenu la compréhension parfaite de lui-même et de l’univers ? Parce qu’il est resté longtemps assis, jour et nuit, sous un arbre. Un poète chinois du IXe siècle, qui était aussi un maître de méditation, Kiue-tuen, conseillait à ses disciples :
« Regardez l’arbre devant votre porte,
Il laisse les oiseaux se brancher ou s’envoler,
Quand ils viennent à lui, ce n’est pas qu’il les ait appelés,
Quand ils prennent leur vol, il ne les retient pas.
Rendez-vous semblables à l’arbre : Vous n’irez pas contre le Tao. »
C’est certainement ce que ressentaient les hommes des anciennes civilisations. Pour eux, tout arbre, comme tous les êtres vivants, avait une âme avec laquelle on pouvait communiquer. Tous, cependant, n’étaient pas des arbres sacrés, des arbres habités par une divinité. Ceux-là étaient désignés par la divinité elle-même, par exemple dans un songe ou dans une vision, ou encore ils se distinguaient par quelque particularité extraordinaire, comme le chêne de Dodone en Épire, au nord-ouest de la Grèce. Le bruissement de ses feuilles était interprété comme un oracle par les prêtresses qui lui rendaient un culte. Tel l’olivier d’Athéna qu’elle avait planté elle-même sur l’acropole d’Athènes et qui devint le centre sacré autour duquel s’édifia la cité. Ou tel le figuier du Comitium, sur le forum romain. Il appartenait au dieu Mars, le père de Romulus et Remus, et il les abrita quand ils étaient tout petits ; sous son ombrage, la louve venait les allaiter. Le figuier du Comitium était si étroitement lié à la vie de la cité que les Romains s’inquiétaient quand il perdait ses feuilles et semblait se dessécher. C’était un très mauvais présage. Lorsque le figuier dépérissait, les prêtres s’empressaient d’en replanter un nouveau pied.
Autour de l’arbre hanté par le dieu, s’étendait généralement un bois sacré. On en trouve chez tous les peuples de l’Europe. Il est significatif que son nom, nemeton soit commun au grec et au celte ; en latin, c’est nemus. Mais, bien entendu, cet usage n’était pas limité à l’Europe. Il est universel.
Quel était le sens de ces croyances et pratiques, aujourd’hui étudiées par les folkloristes et parfois considérées comme des « superstitions » ?
On n’ose plus trop aujourd’hui parler de superstition, en tout cas à propos de l’arbre. Vous avez raison de le souligner : superstitio, en latin, signifiait « ce qui se tient au-dessus », en l’occurrence le sacré. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on a dénigré les superstitions justement à cause de cela, parce qu’elles se référaient au surnaturel, donc à l’irrationnel. Or ces pouvoirs que l’on attribuait aux arbres, on se demande aujourd’hui s’ils ne seraient pas tout simplement naturels.
On a fait à ce sujet de bien curieuses expériences : sur la sensibilité des plantes, la peur, par exemple, qu’elles peuvent éprouver face à un danger. Les plus singulières de ces observations ont eu lieu récemment dans un parc national de la région du Cap. Certains acacias, lorsqu’ils étaient broutés par les impalas en surnombre, au point de dépérir, réagissaient efficacement. Non seulement les plus menacés sécrétaient dans leurs feuilles un poison dissuasif, mais ils prévenaient du danger les acacias du voisinage qui réagissaient à leur tour. Comment ? Voilà toute la question. Un scientiste dirait que c’est absolument impossible puisqu’un arbre n’a pas de nerfs, encore moins de système nerveux central. Il aurait parfaitement raison. Et pourtant ça fonctionne, on en a les preuves indubitables. Ce que l’on oublie, c’est qu’il existe une sensibilité cellulaire, élémentaire, sans doute, mais efficace. Témoins, ces acacias d’Afrique du Sud.
J’ai un ami photographe, Tomas Heuer, qui a réussi à capter ce que l’on appelle la bioluminescence des arbres, c’est-à -dire une émission de lumière que l’œil humain ne peut percevoir. On connaît depuis longtemps l’existence de ce phénomène, on l’explique mais, jusqu’à présent, on n’était pas parvenu à l’enregistrer photographiquement. Tomas Heuer y est arrivé, non seulement parce qu’il est un excellent photographe, mais – il le dit lui-même – parce qu’il aime les arbres et qu’il prend tout le temps de les mettre en confiance, de les apprivoiser. Le résultat est un livre fabuleux, publié en 1999 à Ajaccio, Racines célestes. La bioluminescence forme, la nuit, autour de l’arbre une aura aux couleurs très vives, bleu, jaune ou rouge éclatant. Et Tomas Heuer a pu démontrer que cette aura différait non seulement avec l’espèce, mais en fonction des conditions atmosphériques : la température et le degré d’humidité de l’air, par exemple.
J’ai reçu un autre livre étonnant, The Healing Energies of Trees (Les Énergies curatives des arbres). Cela peut paraître extravagant, car il n’est pas seulement question d’absorber les feuilles, les fleurs ou les fruits des arbres, en tisane, en décoction ou sous la forme d’huiles essentielles, mais il s’agit d’un contact direct avec l’arbre, à qui l’on rend visite, qu’on tient à grands bras contre son corps, en lui demandant aide et protection. Je puis vous assurer que cela opère, de façon parfois étonnante : l’arbre vous transmet son énergie. Il est vrai que personnellement et expérimentalement, je ne fais plus de distinction tranchée entre la nature et le surnaturel, pas plus qu’entre la physique, qui est d’abord, étymologiquement, la science de la nature, et la soi-disant métaphysique.
L’Arbre cosmique, l’arbre des Sephiroth, l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal constituent, dans les différentes cultures, des repères essentiels autour desquels s’ordonnait l’univers. Quelles sont les survivances actuelles de ce symbole universel ?
Des survivances ? Mais elles sont multiples et je n’aurais pas assez de place pour les énumérer. Il y a eu les arbres de la liberté ; il y a encore, dans nos églises, l’arbre de la Croix ; il y a les arbres généalogiques, qui sont de nouveau à la mode, et l’arbre de l’Évolution avec, tout en haut, à la cime, l’être humain, ce qui est d’ailleurs pure dérision, comme si la nature émerveillée par ce chef-d’œuvre avait décidé d’en rester là … Mais ce qui est pour moi le plus important, c’est la survie dans notre subconscient de l’image de l’arbre en tant qu’archétype fondateur, ce qu’a très bien démontré Carl G. Jung, qui faisait dessiner à ses patients des arbres avec qui ils s’identifiaient spontanément. Leurs dessins manifestaient ce qu’ils n’auraient pas su exprimer par des paroles : leur état présent, aussi bien psychique que physiologique, ce qui permettait au docteur Jung de mieux les soigner.
Les arbres balisent quotidiennement nos parcours, même au cœur de la ville : on en trouve souvent mention dans des enseignes ou des rues. Il y a par exemple, à Paris, derrière l’église Saint-Germain l’Auxerrois, une « rue de l’Arbre sec ». Quel était cet « Arbre sec » ?
Cet « Arbre sec », qui a sa rue à Paris, quel passant sait aujourd’hui de quoi il s’agit ? L’Arbre sec est décrit par Marco Polo dans son Devisement du monde. Il l’a vu dans les steppes arides du Khorassan, où il survit tout seul dans le désert. L’explorateur rappelle que c’est là que s’affrontèrent les troupes d’Alexandre le Grand et celles de Darius, le Grand Roi des Perses. L’arbre marquait donc la limite entre l’Orient et l’Occident. Mais le mythe lui-même est de beaucoup antérieur au XIVe siècle, époque où il était déjà oublié. Il s’agit de l’arbre de la Connaissance du Paradis, qui est encore là , mais inaccessible et sec. C’est évidemment un symbole. Il y a de même à Paris d’autres arbres remarquables qui, eux, sont vivants. Par exemple, l’orme qui se trouve devant l’église Saint-Gervais. Il est jeune, mais mon ami, Robert Bourdu, dans ses charmantes Histoires de France racontées par les arbres, a démontré qu’il remplaçait toute une série d’ormes plantés au même endroit, « en une chaîne presque continue depuis le haut Moyen Âge ». Mais pourquoi un orme ? Dans l’ancienne France, l’orme était l’« arbre de justice », sous lequel siégeait le seigneur justicier et aussi, par voie de conséquence, l’arbre aux branches desquelles on pendait les condamnés. Or, d’après les recherches de Robert Bourdu, l’orme de Saint-Gervais a bien servi à cet usage : en 1314 y furent pendus les deux frères d’Aunay, condamnés pour avoir obtenu les faveurs de la fille de Philippe le Bel, donc coupables du crime de lèse-majesté.
Bien plus pacifique est le robinier faux-acacia que l’on peut encore admirer dans le petit square Viviani, tout près de Saint-Julien-le-Pauvre. C’est l’ancêtre des robiniers : il fut introduit en France, vers 1601, par l’apothicaire Jean Robin, qui portait le beau titre d’« arboriste du Roy » et qui lui a donné son nom. Le robinier est originaire de Virginie, alors colonie britannique. Celui-ci avait été envoyé d’Angleterre à Robin par son ami, le grand jardinier anglais John Tradescant. L’histoire des vieux arbres est souvent passionnante ; comme l’écrit Robert Bourdu, ils nous racontent l’histoire de France.
Vous situez le « désenchantement » de la forêt en Occident à la fin du XVIIIe siècle. À cette époque, remarquez-vous, les naturalistes qui accompagnent les circumnavigations découvrent aux antipodes la « forêt vierge ». Bougainville croit avoir retrouvé le « Jardin d’Éden »… N’est-ce pas cette quête du Paradis perdu qui sous-tend les fictions explorant ce thème ?
Historiquement, il semble en effet que la découverte au loin des forêts vierges ait « désenchanté » nos forêts aux yeux des naturalistes-voyageurs. Mais cette désacralisation s’était opérée depuis longtemps. On se servait de la forêt, on l’exploitait, elle avait cessé d’être hantée. Au XVIe siècle, avec sa fameuse Élégie aux bûcherons de la forêt de Gastine, où l’on entend se plaindre les arbres abattus, Ronsard faisait déjà figure d’attardé. C’est pourquoi les voyageurs ont été saisis en découvrant aux antipodes, en Australie ou en Amérique du Sud, des forêts vierges que l’homme n’avait pas violées. L’enchantement continuait, mais il était ailleurs. La forêt vierge les fascinait dans la mesure où elle représentait un monde sans l’homme, un monde d’avant l’homme, qui aurait survécu là , ignoré. Mais, dans le vertige qui les prenait, il y avait aussi de la peur, celle qu’en grec on appelle « panique », celle que l’on éprouve en pénétrant dans l’inconnu peuplé de forces obscures. Ce sentiment, je l’ai éprouvé moi-même, à ma grande surprise, au sein de la forêt amazonienne, ou dans la forêt primaire de l’archipel des îles de la Reine-Charlotte, au large de la côte de la Colombie-Britannique et de l’Alaska.
C’est en effet un sentiment toujours actuel. Parlez-en, comme je l’ai fait, avec des bûcherons canadiens. Ils ont conscience de faire œuvre de civilisation : en forçant l’inconnu à régresser, ce sont des agents du progrès contre la sauvagerie. Seulement, aujourd’hui, il n’y a plus contact direct. Ce n’est plus l’homme qui détruit la forêt, mais la machine ; de même, dans la guerre, on massacre à distance. Donc plus de coupable, ni même de responsables. Alors, pourquoi s’arrêter ?
Vous donnez à la mythologie une dimension très actuelle : reconnaître le rôle essentiel que les arbres jouent dans la vie de la Terre et dans celle des hommes, c’est le moyen de les sauver. Croyez-vous que cette méconnaissance est à l’origine des déforestations qui menacent l’écosystème ?
Bien entendu ! Et c’est évidemment là qu’il faut en venir. On ne peut plus ignorer aujourd’hui qu’il existe une interdépendance entre tous les êtres vivants, y compris les plus modestes, les bactéries du sol qui transforment les feuilles mortes en humus fertile. Nous dépendons tous les uns des autres. C’est le fondement même de l’écologie. On le sait, on en parle, même dans les discours des politiciens. Mais cela n’empêche pas de puissantes multinationales de détruire tous les ans dans le monde quinze millions d’hectares de forêt, ce qui représente la superficie totale de la forêt française. Et pourquoi ? Pour faire de la pâte à papier, la matière première des journaux, des publicités, des papiers d’emballage, des cartons dont nous remplissons chaque jour nos poubelles. À ce rythme-là , il n’y aura plus de forêt dans un avenir prévisible. L’air, l’eau, la terre arable deviendront de plus en plus rares. Par quoi la forêt sera-t-elle remplacée ? Non par des champs cultivés ou de vertes prairies, du moins sous les tropiques, mais par le désert.
Sans doute, je simplifie, mais je n’exagère pas, je ne caricature pas. Ce que l’on nous propose, ce que l’on nous prépare, c’est un monde totalement humanisé, un monde dont on prétend éliminer la nature, enfin définitivement maîtrisé. Ce qui est une pure ineptie, non pas un rêve, mais un cauchemar : celui que nous a montré, il y a quelques années, le film Brasilia. Agir ainsi, c’est détruire la terre, donc l’homme.
Quant à moi, je reste résolument et très lucidement un sauvage. J’ai choisi.
Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Arbres, peuple immense, Chemins d’étoiles n° 9
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