Collection « Voyage en poche »

  • Exploration de la Sib?rie (L?)
  • Bons baisers du Ba?kal
  • Une Parisienne dans l?Himalaya
  • Par les sentiers de la soie
  • Voyage ? la mer polaire
  • Trilogie des cimes
  • Au gr? du Yukon
  • R?v?lation dans la ta?ga
  • La nuit commence au cap Horn
  • ? toute vapeur vers Samarcande
  • Vers Compostelle
  • Op?ra alpin (L?)
  • Dans l?ombre de Gengis Khan
  • Amours
  • Confidences cubaines
  • Quatre hommes au sommet
  • Des d?serts aux prisons d?Orient
  • Seule sur le Transsib?rien
  • Cette petite ?le s?appelle Mozambique
  • P?lerin d?Orient
  • Nomade du Grand Nord
  • Qat, honneur et volupt
  • Exploration de l?Australie (L?)
  • Condor et la Momie (Le)
  • Un parfum de mousson
  • Unghalak
  • P?lerin d?Occident
  • Souvenez-vous du Gel
  • Chaos khmer
  • Chroniques de Roumanie
  • Ermitages d?un jour
  • Nostalgie du M?kong
  • Sept sultans et un rajah
  • Pyr?n?es
  • Kalim?ra
  • Sagesse de l?herbe
  • Passage du M?kong au Tonkin
  • Ambiance Kinshasa
  • Voyage en Mongolie et au Tibet
  • Mad?re
  • Pianiste d??thiopie (Le)
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Robert Louis Stevenson
  • Corse
  • Invitation ? la sieste (L?)
  • Route du th? (La)
  • Carnets de Guyane
  • Ernest Hemingway
  • Exploration spirituelle de l?Inde (L?)
  • Nos amours parisiennes
  • Fugue au c?ur des Vosges
  • Grande Travers?e des Alpes (La)
  • Centaure de l?Arctique (Le)
  • Plus Petit des grands voyages (Le)
  • Une histoire belge
  • Voleur de m?moire (Le)
  • Intime Arabie
  • Pour tout l?or de la for
  • Dans la roue du petit prince
  • Aborig?nes
  • Girandulata
  • ?vad? de la mer Blanche (L?)
  • Temp?te sur l?Aconcagua
  • Dans les bras de la Volga
  • Nanda Devi
  • Au vent des Kerguelen
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • La Loire en roue libre
  • Une yourte sinon rien
  • Consentement d?Alexandre (Le)
  • Dolomites
  • Retour ? Ky
  • Ivre de steppes
  • Faussaire du Caire (Le)
  • Au nom de Magellan
  • Jours blancs dans le Hardanger
Couverture

L??vad? de la mer Blanche
Youri Bezsonov




Aux premi?res heures de la r?volution bolchevik, l?officier du tsar Youri Bezsonov se retrouve entra?n? dans une diabolique spirale d?incarc?rations, de transferts et d??vasions. Il d?couvre la p?gre, ses malheurs et son langage?; il s?encanaille. Sa derni?re arrestation le plonge dans une profonde crise spirituelle, dont il ?merge persuad? qu?? l??preuve succ?dera le salut. Envoy? aux Solovki, laboratoire du Goulag au c?ur de la mer Blanche, il porte sur cet enfer gel? un regard nouveau, ouvert ? la lumi?re. Il ?chafaude alors le projet d?une ultime ?vasion ? travers la toundra mar?cageuse et enneig?e, une ?preuve ? laquelle il lui faudra survivre pour rallier la Finlande. Le t?moignage exceptionnel du ??Papillon?? russe.

Traduit du russe par : Evgueni Petrovitch Semenoff

Avec une introduction par : C?dric Gras

« Premier t?moignage d?une ?vasion du Goulag
Ce livre constitue le tout premier t?moignage connu d?une ?vasion du Goulag. D?autres prisonniers ont bien s?r pu s?enfuir ? des dates ant?rieures sans s?en vanter. La rumeur parle notamment d?une ?vasion par la mer d?un d?port? en mer Blanche, dissimul? dans un bateau en partance pour l??tranger. Personne n?a jamais revendiqu? cet exploit, soit qu?il y ait eu des raisons ? rester discret, soit que l?affaire n?ait jamais eu lieu. Ce qui est certain en revanche, c?est le nombre de tentatives avort?es par une noyade ou d?une balle dans le dos. Si des ?vad?s parvenaient ? gagner la ta?ga, la faim les faisait revenir vers des villages o? on les arr?tait avant de les ex?cuter. Aussi la cavale de Youri Bezsonov et ses compagnons reste-t-elle exceptionnelle. L?histoire appartient ? celui qui la raconte et cette r??dition veut rendre hommage ? celui qui mena cinq hommes vers la libert? pour la premi?re fois sous l??re sovi?tique. Ce r?cit est devenu un document historique autant que romanesque.
Le pr?sent texte est paru en 1928 aux ?ditions Payot. Il y avait bien eu en 1927 Un bagne en Russie rouge de Raymond Duguet, mais l?ouvrage avait ?t? ?crit depuis un bureau parisien dans un esprit antibolchevik notoire et ? partir de t?moignages ?pars et incertains. Le r?cit de Bezsonov, lui, ?tait de premi?re main. Et s?il d?nonce le traitement qu?on lui a inflig? en d?portation, le comportement des communistes et l?URSS naissante, il est aussi s?v?re avec les arm?es blanches.
Le livre fit ? son ?poque grand bruit en France o? ?taient arriv?s massivement des ?migr?s russes ?blancs?. Pour la premi?re fois, l?Occident eut clairement vent des camps de r?habilitation par le travail que mettait en place le jeune pouvoir bolchevik. Pour la premi?re fois, un rescap? ?bruitait ce qui aurait d? rester secret. La r?volution d?Octobre n?avait pas 10?ans que ses extr?mit?s ?taient expos?es ? qui voulait en prendre connaissance. Mais qui voulait vraiment l?entendre?? L?utopie du communisme faisait souffler un espoir immense parmi les masses europ?ennes. Les partis essaimaient dans le sillage de l?Internationale.
La force de l?utopie communiste, attis?e par la propagande de Moscou, ?touffa peu ? peu cette r?v?lation. Le livre fut lu mais l?incendie ?teint. La v?rit? ?tait malvenue. L??poque n??tait pas pr?te. Elle croyait trop dans cette alternative politique aux injustices de l??re industrielle naissante. Les ?lites antilib?rales restaient interdites et fascin?es. Romain Rolland et Anatole France pour ne prendre qu?eux, d?clar?rent que le r?cit de Bezsonov n??tait qu?un faux destin? ? compromettre la r?volution. Le leader syndicaliste anglais Ben Tillet, que Bezsonov cite dans ces pages, chantait les louanges du r?gime bolchevik. Quelques-uns cependant, tel Rudyard Kipling, affirm?rent croire Bezsonov. Et longtemps apr?s lui, les Sovi?tiques pass?s ? l?ouest se heurt?rent ? la cr?dulit? des partisans de l?URSS en Europe. Le plus retentissant exemple reste celui de Kravchenko, aussi tard qu?en 1949, dont la v?racit? du t?moignage finit d??tre discut?e au tribunal. Le Parti communiste et les syndicats fran?ais soutenus par Louis Aragon et Elsa Triolet l?accusaient lui aussi de mentir?
Nous condamnons aujourd?hui sans ciller les crimes de Staline et le syst?me du Goulag. C?est oublier que l?Occident fut aveugle toute la premi?re p?riode de l?URSS durant. Qu?il voulut croire, comme souvent, aux r?volutions, avec une indulgence confinant ? la complicit?. Dans les ann?es?1930, les intellectuels occidentaux d?filaient ? Moscou en chantant les louanges du Petit p?re des peuples. Louis Aragon rentra fascin? de son voyage en Oural. Une r?volution accouche difficilement sans violence, se disait-on. Certains comme Andr? Gide, ?mettront n?anmoins de s?rieux doutes sur l?av?nement de ce socialisme-l?. Peine perdue, l?atmosph?re du nouveau si?cle ?tait ? l?alternative id?ologique et ? la justice sociale. L?Europe n?a vu ce qu?elle voulait voir. Elle en a d?ailleurs tir? pour elle-m?me quelques r?formes salvatrices. Le communisme avait tout cr?dit et le m?me aveuglement se r?p?tera plus tard vis-?-vis du mao?sme. Aujourd?hui encore, ces ?pop?es n?ont pas fini de hanter un monde que la victoire lib?rale ne satisfait pas pleinement.
Comment Youri Bezsonov v?cut-il de ne pouvoir pleinement faire entendre sa v?rit??? Ou plut?t d??chouer ? avertir sur la nature profonde de ce r?gime se parant d?humanisme?? Ce t?moignage n??tait gu?re que le premier d?une longue liste qui culminera avec L?Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Ce dernier mentionne d?ailleurs le ?groupe de Bezsonov? en pr?cisant erron?ment qu?il est parti par la mer? Isol? en URSS, Soljenitsyne a malgr? tout eu vent du r?cit publi? par ce dernier ? l??tranger. Il ?crit que ?ce livre stup?fia l?Europe. Et bien entendu, l?auteur fut tax? d?exag?ration.? Il en attribue la cause aux ?albums sur les Solovki diffus?s par les repr?sentations diplomatiques des Soviets en Europe, sur papier superbe, avec photos irr?futables de confortables cellules?.
?De la calomnie, bien s?r, mais qui ouvrait une br?che contrariante?!? reprend le c?l?bre ?crivain et opposant sovi?tique. ?En ce qui concerne l??le, on jugea bon d?y envoyer ? non?: de prier de bien vouloir y aller?! ? le grand ?crivain prol?tarien Maxime Gorki.? Car oui, le pouvoir sovi?tique s?inqui?ta tout de m?me de ce premier t?moignage diffus? hors de ses fronti?res et de son potentiel retentissement. Contre toute attente, la r?action la plus forte ? la publication du r?cit de Bezsonov vint du r?gime bolchevik lui-m?me. Moscou voulut contre-attaquer et se prouver sa bonne foi.
On fit donc Maxime Gorki, le grand ?crivain russe en exil en Italie. En compagnie d?autres auteurs chantant les louanges de Staline, il vient en 1929 visiter le goulag des ?les Solovki. C?est l? qu?avait ?t? d?port? Bezsonov quelques ann?es auparavant alors que le Goulag n?en ?tait qu?? ses d?buts. Gorki et ses confr?res ne trouv?rent rien ? redire. Il faut dire que les camps avaient ?t? ?potemkis?s? en pr?vision de leur arriv?e. On fit croire que les prisonniers ?taient trait?s au mieux. C??tait un mensonge ?hont?. L?esclavage des zeka, comme on nommera le peuple du Goulag, ne faisait que commencer. Gorki ne fut sans doute pas dupe. Il savait. Il savait mais il mentit, d?samor?ant les d?g?ts id?ologiques du r?cit de Bezsonov. Lui et les autres vant?rent les vertus de la r??ducation par le travail et Bezsonov n?aura finalement sauv? que sa peau. Pour le reste, des millions de gens continu?rent de croire que l?enfer ?tait un paradis.

La mer Blanche, l?origine du Goulag
Il est naturel que la toute premi?re ?vasion du goulag nous ram?ne aux origines de ce dernier. Celui-ci naquit en mer Blanche, au seuil de l?Arctique russe, sous l?acronyme de SLON, ?Camp du Nord ? r?gime s?v?re?. Une association de lettres qui signifie aussi ??l?phant? en russe par un jeu de mots sans objet. On employait par ailleurs couramment dans ce temps le mot allemand de konzlager. ?Camp de concentration?, bien que la comparaison avec les futurs camps nazis soit sans objet. Le SLON se voulait un ?camp de r??ducation par le travail?. Il fut le seul de toute l?Union sovi?tique jusqu?au tournant des ann?es 1930 et l?explosion de la g?ographie carc?rale.
Les Solovki furent ainsi l?embryon de ce qui devait devenir selon l?expression de Soljenitsyne, un ?archipel? de centaines de camps dispers?s ? travers tout le territoire de l?URSS. C?est l?-bas, sur ces quelques ?les perdues au c?ur des flots froid et de la banquise, que L?nine d?cida de d?porter les ?ennemis du peuple? dont faisait partie Bezsonov. Un vaste monast?re, dont on avait arr?t? les moines, fut le premier r?affect? en prison. Les besoins d?une retraite spirituelle et d?une solide rel?gation se trouv?rent ?tre les m?mes. Ces ?les dans le Grand Nord faisaient parfaitement l?affaire.
Youri Bezsonov raconte tout cela bri?vement. Il n?a pas ?t? d?port? sur l??le principale. Il redoutait justement d?y ?tre transf?r? comprenant qu?il ne pourrait s?en enfuir. Aussi la d?cision de tromper ses gardiens fut-elle prise imm?diatement et mise ? ex?cution tout aussi rapidement. Il n?en ?tait pas, du reste, ? sa premi?re ?vasion. C?est bien cela qui donne le vertige dans ce livre, l?intensit? de ses p?rip?ties. Des rebondissements d?autant plus fascinants qu?ils sont v?ritables. L? o? la plupart des livres traitant du Goulag t?moignent d?ann?es interminables d?internement, celui de Bezsonov est une succession d?arrestations, de prisons, d?interrogatoires, de d?portations qui se terminent in?vitablement en poudre d?escampette. Pour mieux appr?hender ce que supposait la survie dans les camps du SLON, il faudra donc lire des r?cits publi?s plus tard par d?autres rescap?s. La bibliographie en la mati?re est particuli?rement ?loquente ne serait-ce que par ses intitul?s?: Les T?n?bres (O.?Volkov), L??le de l?Enfer (S.?Malsagov), Camps de la mort en URSS (N.?Kisselev-Gromov) et autres titres de cet acabit. Fascinante litt?rature du goulag, devenu un genre litt?raire en soi.
Si l?on associe avec raison l?archipel du Goulag avec l??re stalinienne, ses purges et sa terreur, le SLON est lui ? associer avec la r?volution et Vladimir L?nine. Si Staline a d?multipli? la r?pression politique et la d?portation, c?est sur la base de ce qu?avait d?j? mis en place son pr?d?cesseur. Le pouvoir bolchevik a d?embl?e assum? sa violence au nom de la ?dictature du prol?tariat?. Les Solovki furent sans d?lai destin?s aux ?l?ments de l?ancien monde dont on souhaitait se d?barrasser. ? commencer par le clerg?. Les moines des Solovki virent leur monast?re devenir un enfer sur Terre. Ils furent rejoints par les d?tenus politiques (anarchistes et mench?vistes compris), les suppos?s bourgeois, les koulaks, les officiers d?empire, etc. Personne n?imaginait s?rieusement ?r??duquer? les tenants de l?ancien r?gime ou les ind?cis. Ils furent toujours vus comme l?ennemi h?r?ditaire. Leur prog?niture en paierait aussi le prix. La r?volution d?Octobre n?a jamais cherch? ? rallier ? elle ses opposants. Elle n?ambitionnait que de les d?truire.
? l??poque de Bezsonov, le SLON en est donc ? ses t?tonnements. Ils ne sont que 3?000 ? 4?000?prisonniers. D?s les ann?es?1930, ils seront des dizaines de milliers, employ?s aux grands chantiers staliniens comme le percement du canal de la mer Blanche. Ce sera alors le goulag. Puis l?archipel des Solovki sera vid? de ses prisonniers en raison de la Seconde Guerre mondiale. La fronti?re finlandaise ?tait trop proche et le front approchait de la mer Blanche. Les d?tenus furent dirig?s vers les camps sib?riens. Ce qui fut le premier goulag de l?URSS ? ouvrir fut aussi le premier ? fermer. Apr?s avoir longtemps h?berg? l?arm?e Rouge, le monast?re des Solovki fut rendu ? l??glise orthodoxe ? la chute de l?URSS. Aujourd?hui, une poign?e de civils et les moines occupent ce petit archipel d?une beaut? enivrante, parsem? de croix aux martyrs du communisme.

Les Blancs contre les Rouges
Qu?on ne s?y trompe pas, l?immense int?r?t du t?moignage de Bezsonov n?est pas tant sa description du goulag que la relation de ses p?rip?ties carc?rales dans une URSS ? peine n?e mais d?j? ? la d?rive. Les d?buts d?une entreprise monstrueuse d?esclavagisme moderne, de d?portation de masse, de r?pression politique et ce alors que la guerre civile fait encore rage, que les Rouges ne ma?trisent pas encore le territoire. Une guerre qui justifia d?autant plus la d?tention de ceux qu?on d?cr?tait contre-r?volutionnaires. Toute la premi?re partie de ce livre se d?roule dans une Russie en proie au terrible conflit civil n? du coup d??tat bolchevik. Une lutte qui emporta des millions de personnes.
Youri Bezsonov, n? en 1891, ?tait officier de l?arm?e imp?riale et fils d?un g?n?ral du tsar. Il avait pass? deux ans ? Paris dans des cercles artistiques puis avait int?gr? l??cole de cavalerie de Saint-P?tersbourg dont il sortit en 1910. Dans l?empire russe, c?est donc un ?l?ment de la classe exploitante telle que d?crite par Marx. Il jouit de privil?ges, c?est un monarchiste et a tout ? perdre ? la r?volution du peuple. Durant la Premi?re Guerre mondiale, il est capitaine du r?giment des dragons de la garde personnelle de Sa Majest?. Apr?s la r?volution de f?vrier?1917, il fit partie de la marche de Lavr Kornilov sur Petrograd alors si?ge du gouvernement de Kerenski. Tentative qui ?choua et ouvrit un boulevard aux bolcheviks pour leur r?volution d?Octobre. C?est justement pendant l?assaut du palais d?Hiver, au beau milieu des combats, que commence ce r?cit.
Bezsonov ?tait un Blanc, fid?le de l?ancien r?gime. Les Rouges contr?lent Saint-P?tersbourg, Moscou et de mani?re g?n?rale le c?ur historique de la Russie. Les fid?les du tsar ont ?t? repouss?s en Sib?rie, vers le Caucase et le sud de l?Ukraine ou encore dans l?Arctique. Plusieurs puissances europ?ennes les soutiennent dans ce conflit, hant?es par la contagion du communisme et furieux du trait? de Brest-Litovsk par lequel Trotski a sign? un armistice avec les puissances centrales. C?est ce que l?on appelle en Russie ?l?intervention ?trang?re?. Les Fran?ais et un certain Joseph Kessel (lire Les Temps sauvages) sont par exemple post?s ? Vladivostok. Mais ce n?est pas de ce c?t?-l? que se d?roule l?histoire de Bezsonov. Ce n?est pas, comme l?imaginaire occidental le suppose imm?diatement, vers la Sib?rie qu?il est d?port?. Non, c?est vers le Grand Nord.
Le lecteur ne s??tonnera ainsi pas de croiser les troupes anglaises au fil de ces lignes. Les Alli?s ravitaillent les arm?es imp?riales via l?Arctique. Ils p?n?trent par bateau en mer Blanche et d?barquent d?s 1918 dans la ville d?Arkhangelsk o? s?installe le gouvernement provisoire d?une provisoire R?gion septentrionale. Les Anglais iront jusqu?? bombarder avec des armes chimiques des villages aux mains des bolcheviks. Leurs bataillons progressent en Car?lie avant de reculer devant l?arm?e rouge des ouvriers et paysans command?e par Trotski. Leur retraite et leur retour au pays acc?l?rera la d?b?cle des arm?es blanches. Bezsonov en t?moigne, lui qui a ?t? pris dans ce tourbillon militaire polaire avant d??tre renvoy? au m?me endroit ou presque, comme prisonnier cette fois.
Bezsonov est pris dans le tourbillon de la guerre civile et de la r?pression politique. C?est toute la valeur de son r?cit que de t?moigner d?une ?poque sans r?pit o? un monde expire tandis que na?t un autre. Qu?est sa vie dans ce grand coup de balai de l?histoire?? Il s?en remet vite ? Dieu sans pour autant fermer les yeux. On d?couvre avec lui une Russie bolchevik (elle ne deviendra URSS qu?en 1921) encore balbutiante, qui improvise ses prisons, qui t?tonne et dont la Tcheka, le futur kgb, est d?abord maladroite. Une chance pour notre homme?! Il parvient plusieurs fois ? prot?ger sa v?ritable identit?, sachant que les commissaires sont ignorants de pans entiers de son existence. Il survivra ? plusieurs arrestations et camps avant de pouvoir s??vader d?finitivement. Quelques ann?es plus tard, les m?thodes seront plus huil?es, les mailles du filet plus serr?es, la possibilit? de passer au travers plus al?atoire voire improbable. On voit cependant d?j? poindre entre les lignes de Bezsonov ces interrogatoires tristement absurdes qui conduiront des centaines de milliers d?innocents au Goulag.

G?ographie de l??vasion
L?essentiel de ce r?cit se d?roule dans cette r?gion qu?on appelle le ?Nord russe?, c?est-?-dire la partie de l?Arctique qui coiffe Moscou et Saint-P?tersbourg. Sorte de Nord imm?diat, ? proximit?, par antagonisme avec la Sib?rie bor?ale, d?serte, lointaine et peupl?e de Tchouktche et autres Yakoutes. Le Nord russe a au contraire ?t? colonis? pr?cocement par les Russes qui ont fond? Arkhangelsk sur la mer Blanche, puis Mourmansk sur la mer de Barentsz. Et ce sous les tsars, d?s Pierre-le-Grand qui y fonda la premi?re amiraut?. C??tait en effet le seul acc?s maritime de la Russie avant qu?elle ne conqui?re un acc?s ? la Baltique.
Bezsonov, qui va de prisons en maisons d?arr?t et s??vade ? trois reprises, est sans cesse ramen? vers cette partie pr?-polaire de la Russie. Il n?est d?port? du c?t? de la Sib?rie qu?une seule fois. Les autres, c?est le Nord russe qui l?attend, bord? par l?Arctique et la fronti?re finnoise. D?s lors et puisque ses ?vasions vers l?int?rieur de la Russie ou de l?autre c?t? du front n?ont pas ?t? couronn?es de succ?s, il ne pense qu?? l??tranger. C?est donc la Finlande toute proche qui s?impose. Un pays si proche ? l??chelle des immensit?s eurasiatiques?
La Finlande ?tait alors fra?chement ind?pendante. L?nine et Staline s?y sont rencontr?s pour la premi?re fois alors qu?elle ?tait sous le joug des tsars. Puis elle a obtenu de sortir de l?empire du giron russe en ?change de son soutien ? la r?volution. C?est d?sormais le territoire ?tranger le plus proche de l?archipel des Solovki, l??vidence m?me. Une fronti?re longue de bien plus de 1?000?kilom?tres (qui sera un peu modifi?e suite ? la guerre finno-sovi?tique de 1939). Des for?ts, des mar?cages, des rivi?res, une passoire ? l??poque pour qui ?tait capable de survivre dans la ta?ga.
Il ?tait bien plus ais? de passer ? l??tranger depuis la partie occidentale de la Russie que du fin fond de la Sib?rie o? allait essaimer le goulag. La Mongolie, l?Iran firent plus tard partie des destinations les plus folles au d?part des camps extr?me-orientaux. On conna?t notamment celle du soldat allemand Clemens Forell qui s??vada du lointain cap Dejnev, en face de l?Alaska, et qui trouva le salut en Iran. Celle racont?e par Slavomir Rawicz, vers l?Inde, et qui s?av?ra mensong?re quoique sans doute inspir?e de l??pop?e d?un camarade. Mais notons encore l??vasion de Boris Solonevitch en ao?t 1934, apr?s un premier ?chec. Il ?tait affect? ? au percement du canal de la mer Blanche. Il franchit en treize jours 150?kilom?tres de ta?ga et de marais avec son fr?re et son neveu, jusqu?? la Finlande. La Finlande, toujours la Finlande. La meilleure chance de succ?s.
Mais m?me de ce c?t?-l?, la plupart des ?vasions tournaient court. La faim, la ta?ga, le froid ou les gardiens lanc?s aux trousses des fugitifs avaient souvent raison de leurs courses vers la libert?. Des ?chapp?es souvent irr?fl?chies voire suicidaires. La cavale de Bezsonov ?tait un tant soit peu pr?par?e, certes. Ils partaient au printemps, laissant l?hiver derri?re eux. Ils poss?daient des armes et une boussole, une vague id?e de la g?ographie r?gionale. Pour le reste la chance fit son affaire. Le destin plut?t, car ce sont d?incroyables destins que l?existence de ces hommes. Eux-m?mes ont du mal ? ne pas voir dans leur sort une raison sup?rieure qui lui commanderait.

Une ?vasion racont?e par un autre r?cit
Chose incroyable, le texte de Bezsonov n?est pas le seul t?moignage que l?on ait de son ?vasion. Il faisait partie d?un groupe de cinq personnes, ou plut?t il le menait. Parmi ses compagnons d??vasion, trois Russes mais aussi un Ingouche, originaire d?une petite r?publique du Caucase, partie int?grante de l?empire russe et d?sormais de la jeune URSS. L?homme s?appelle Sozerko Malsagov et a lui aussi laiss? ? la post?rit? une relation de leur ?vasion. Elle a ?t? publi?e ? Londres en 1926 sous le titre ?loquent de L??le de l?Enfer.
Malsagov aussi est militaire, ancien officier de cavalerie des arm?es imp?riales. En 1922, il a cru na?vement aux promesses d?amnistie de la Tcheka. Le r?gime bolchevik avait en effet garanti aux soldats et officiers blancs un pardon total. Mensonge (Bezsonov met d?ailleurs en ?vidence dans ce livre l?absence de parole syst?matique des bolcheviks?: mensonge des commissaires pour que les d?tenus parlent, mensonges lors des redditions des Blancs, mensonges vis-?-vis des Russes rentrant de l??tranger). Malsagov fut trimbal? lui aussi de prison en prison jusqu?? sa condamnation comme ennemi du peuple, espion, etc., ? la d?portation aux Solovki. Il y parvient en 1924. C?est durant l?hiver?1925 que le rejoint au camp un certain Bezsonov.
Voil? comment Sozerko Malsagov d?crit leur rencontre?:
?Un samedi de f?vrier?1925, un nouveau convoi de CR [contre-r?volutionnaires, les autres cat?gories de d?tenus ?tant les politiques et la p?gre] arriva aux Solovki. L?ex-capitaine du r?giment des dragons de la garde personnelle de Sa?Majest?, Bezsonov, en faisait partie. Il ne s??tait pas pass? deux jours que d?j? il me demandait?: ?Que pensez-vous d?une ?vasion?? j?ai l?intention de prendre la poudre d?escampette rapidement.? Comme je craignais qu?il f?t un informateur, je lui ai r?pondu?: ?Je n?ai pas l?intention de m?enfuir. Je suis satisfait ici.??
Sozerko Malsagov finit pourtant par se d?voiler ? Bezsonov. Il est l?homme qu?il attendait pour mettre ? bien son projet. Il vient de passer une ann?e d?j? dans le camp et son t?moignage s?attarde longuement sur son fonctionnement. On a peine ? croire ? l?inhumanit? des tch?kistes, sadiques, d?s?quilibr?s, qui agissent dans l?impunit? absolue. Il ne consacre en v?rit? que quelques pages ? l??vasion qui le tire de cet enfer. C?est Bezsonov qui la racontera le mieux et de mani?re d?taill?e. Si l?on en croit Sozerko Malsagov, c?est de toute mani?re lui qui la mena avec autorit? et la conduisit au succ?s?:
?Bezsonov assuma alors le r?le d?un dictateur impitoyable?: il agitait son fusil devant le nez de celui qui s?arr?tait ne serait-ce qu?une minute en mena?ant de le tuer sur place. Cela semblait cruel mais je comprends maintenant que la d?termination inflexible de ce ?tyran? contribua grandement au succ?s de notre ?vasion.?
Et Sozerko Malsagov d?appeler partout Bezsonov ?notre dictateur?. Ce dernier ?tait de surcro?t le seul ? prendre des notes au quotidien. C?est gr?ce ? son journal, dit Sozerko Malsagov qu?ils ne perdirent pas le compte des jours. ?C??tait un homme d?un sang-froid exceptionnel?, commente-t-il encore. ? vrai dire, c?est sans doute l?unique fois dans l?histoire du Goulag que l?on a une ?vasion corrobor?e par au moins deux narrateurs. ? la diff?rence d?autres cavales, parfois mises en doute, celle-ci a indubitablement eu lieu et on en a la description quotidienne presque exhaustive par Youri Bezsonov, doubl?e du r?cit de Sozerko Malsagov.

Vie libre et mort de Bezsonov en ?migration
L??migration, ce grand exode russe qui dirigea tant qu?il put sa nostalgie vers le pays natal avant de se fondre dans les diff?rents pays d?accueil, a ?t? la destination finale de Youri Bezsonov. L?ancienne Russie, celle des tsars ?migra en masse vers l?Europe mais aussi la Chine, l?Australie, l?Am?rique du Sud, les ?tats-Unis? Combien furent-ils?? Au moins un million ? prendre le chemin de l?exil gr?ce notamment aux passeports Nansen, du nom de l?explorateur norv?gien qui s?occupait des apatrides ? la Soci?t? des Nations.
Les communaut?s de Russes blancs s?organis?rent. L??migration russe en France fut un ph?nom?ne en soi, avec ses gazettes, ses cercles, ses caf?s, etc. Tous les ponts ?taient coup?s, rares ?taient ceux qui parvenaient ? communiquer avec leurs proches rest?s au pays. En France, on a retenu de cette vague migratoire l?image d??pinal du prince d?sargent? devenu chauffeur de taxi. Ou encore les noubas m?morables des ?tablissements russes de Montmartre si bien narr?es par Joseph Kessel. D?immenses artistes et ?crivains russes ont laiss? libre cours ? leur g?nie au sein de leurs nouvelles patries. Sans oublier cette main-d??uvre employ?e dans nos usines Renault ou m?tallurgiques.
Montmartre. C?est justement l? que Bezsonov ouvrira quelque chose comme un salon artistique. Car si Bezsonov raconte fort bien ? travers ce livre de quel enfer il revient, il nous appartient de dire ce qu?il advint de lui, au-del? de sa fuite d?Union Sovi?tique. En Finlande, Bezsonov aura ? prouver qu?il n?est pas un espion bolchevik maquill? en fuyard. On croyait avec peine qu?il ait pu conna?tre tant de prisons et finir par s??vader. Puis, en 1925, il rejoignit via la Norv?ge et l?Angleterre cette France si ch?re ? tant de Russes alors. Lui-m?me y avait s?journ? deux ann?es dans sa jeunesse. Et pourtant, comme tant de compatriotes, il y connut cette fois la terrible m?lancolie de l?exil. Chez les Russes, la terre natale est de l?ordre du sacr?. En s??vadant, Bezsonov l?avait quitt?e pour toujours.
La communaut? russe s?est int?gr?e jusqu?? l?effacement. Aujourd?hui, les noms de famille translitt?r?s, en -off et non en -ov, sont le marqueur d?une origine mais aussi d?une ?poque. Ce sont les Russes blancs. Ceux qui les portent ne connaissent g?n?ralement plus la langue de leurs grands-parents. Mais alors, beaucoup imaginaient que le pouvoir bolchevik ne tiendrait pas longtemps. Soit qu?il perdrait la guerre civile, soit que la Russie serait ?sauv?e? du dehors, soit que le communisme d?go?terait rapidement le peuple et ram?nerait un r?gime plus consensuel, voire l?ancien. L?immense majorit? avait quitt? la Russie dans les mois suivant la r?volution.
Mais Bezsonov, lui, avait vu la Tcheka imprimer sa main de fer au pays. Il a vu la d?faite des Blancs dont il critique le comportement am?rement. S?il croit au d?but de ses errances carc?rales ? un retournement de situation, ce n?est plus le cas quand il quitte d?finitivement la Russie pour l?exil. Bezsonov dispense par ailleurs une certaine indulgence ? certains bolcheviks. Il esquisse quelque compr?hension de la r?volution et de ses partisans, simples moujiks et autres ?prol?taires?. Et ce tout en riant ? chaque page de leur b?tise et de leur ignorance. Le pire ?tant ce ?mat?rialisme? qui lui para?t ?tre la religion du communisme. Bezsonov s?en remet, lui, de plus en plus ? l?orthodoxie.
En ?migration, il se plaindra d?avoir ?t? un peu ?cart? des cercles russes imp?riaux. On lui aurait reproch? un certain discernement dans son jugement sur l?Union Sovi?tique. Son regard d?senchant? sur les arm?es imp?riales l??carta de ses cercles en ?migration. Les souvenirs commenc?rent ? le hanter. Il exprime lui-m?me cette id?e belle et triste, que son ?vasion avait ?t? quelque chose comme le plus beau moment de sa vie, l?apog?e de la libert?. Une fois le but atteint, l?horizon s??tait obscurci. Il n?y avait plus que l?exil sans fin. Il doutera m?me de la n?cessit? d?avoir fui.
Bezsonov n?eut pas d?enfants connus. Il ne semble pas avoir refait son existence en France. Il mourut ? la fin des ann?es?1950 et n?aura pas surv?cu jusqu?aux r?v?lations de Soljenitsyne et la prise de conscience de l?Occident des crimes staliniens. V?cut-il suffisamment pour suivre le proc?s Kravchenko en 1949?? On sait simplement qu?il publia pendant la Seconde Guerre mondiale un deuxi?me livre, Partia Silnykh (?Le Camp des forts?), dont on n?a pas de manuscrit en fran?ais et qui appelait ? l?alliance de toutes les forces chr?tiennes orthodoxes? Ne jugeons pas et rendons hommage ? un ?vad? ballott? dans la grande, l?immense Histoire des hommes. Un homme pass? de son bel uniforme d?officier aux loques d?un prisonnier, avant d?enfiler le fade costume de l?exil?.
Comme tant d?autres, Youri Dmitrievitch Bezsonov repose ? Sainte-Genevi?ve-des-Bois, dans le plus grand cimeti?re russe qui existe hors des fronti?res de la Russie. C?est l?-bas, en grande banlieue parisienne que l?on peut se promener dans les fascinantes all?es de l??migration (l?immigration pour nous?!) russe et prendre conscience de sa richesse. Des dizaines de noms renomm?s se succ?dent sur les tombes. Toute un monde en exil, enterr? en terre ?trang?re. Un monde avec lequel la Russie d?aujourd?hui a fait la paix, dans son d?licat exercice de synth?se historique consistant ? ne renier ni L?nine ni le tsar. »

Rédaction des notes par : C?dric Gras
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