Su?urland, se sauver :

« J?effleure le champ de lave du Laufsk?lavar?a. Il y a plus de mille ans, une ferme, la plus importante de l??le, se dressait au sud, au bord de l?actuelle route n??1. Elle fut balay?e par le souffle de l??ruption du Katla en 894. ? sa place se dresse aujourd?hui une colline de lave. La tradition veut que chaque voyageur, lorsqu?il d?couvre l?endroit, y dresse un cairn de roches volcaniques. Trop au nord, je ne distingue pas les cairns. J??rige tout de m?me le mien ? 10?m?tres de la tente, le soir venu. Petit totem.
Selon la l?gende, un peuple cach? ? le Hulduf?lk (?peuple portant le secret?) ? vit dans ces contr?es. Ses repr?sentants ressemblent ? des trolls, des elfes, parfois des nains ou des f?es, voire des gnomes. Ils habitent les ?lagablettur ? des formations rocheuses situ?es dans les montagnes, les plus anciens champs de lave recouverts de mousses. La majorit? des Islandais croit en l?existence de ces ?tres myst?rieux. Certains disent les avoir aper?us en d?couvrant une lumi?re blanche tr?s attirante. D?autres, plus excentriques, disent qu?ils sont entr?s en contact avec le peuple cach?. J?y crois, ou plut?t j?aimerais y croire. En tout cas, l?id?e me pla?t. Elle est bancale mais piquante. Elle r?enchante le monde. Elle est sauvage, loin d?une lecture rationnelle de la nature, loin de celui que j??tais ? La?D?fense. Cette croyance dans le Hulduf?lk est un poing lev?, une lettre aux Muses ?crite avec des mots imaginaires que personne ne comprend mais que tout le monde aimerait un jour recevoir.
Les livres disent que cette croyance dans un peuple cach? r?pond ? un besoin de l??me chez les habitants de l??le apr?s sa colonisation. Quand les Scandinaves ont d?barqu? sur les plages d?Islande, ils ont ?t? confront?s ? de rudes conditions. La mortalit? infantile a explos?, les b?tes sont tomb?es malades et, pour la plupart, ont p?ri?; le blizzard a fragilis? les hommes et d?truit les r?coltes?; les s?ismes et les ?ruptions ont fait vaciller l?espoir de jours paisibles.
L??ruption du volcan Laki, le 8?juin?1783, a frapp? les esprits. Une fissure de 27?kilom?tres s?est ouverte au sud-ouest du Vatnaj?kull, du fait de l?interaction entre le fond sous-marin et la pouss?e basaltique. Cent quinze crat?res ? les Lakag?gar ? ont explos? successivement. La lave a ?t? projet?e ? plus d?un kilom?tre dans les airs et a recouvert 565?kilom?tres carr?s du territoire. Cet ?v?nement a provoqu? l?une des plus importantes perturbations atmosph?riques et sociales du dernier mill?naire. Les projections de cendres et de gaz hautement soufr?s ont form? un nuage si dense que tout le climat islandais en a ?t? boulevers?. L?hiver s?est ?ternis?, le printemps n?est plus jamais revenu, l??t? s?est transform? en un automne pr?coce?: 80?% du cheptel est mort, ainsi que 20?% de la population, vou?e de?facto ? la famine.
En parcourant la coul?e de lave de l?Eldhraun, je songe aux r?cits de J?n ?rnason et Magn?s Gr?msson4, ? leurs trolls, ? leurs elfes et ? toutes les cr?atures susceptibles de me saisir le pied lorsque j?enjambe une fissure. Le peuple cach? guette. Jusqu?? pr?sent je n?ai rencontr? personne, mais quelque chose va et vient dans mon dos. Je tr?buche et c?est un croche-pied, le basalte fractur? m?inqui?te. L??il jaune d?un troll appara?t dans une lanterne de mousse, ses orteils sont incrust?s dans les ciselures de la roche, son nez surgit d?un bloc de lave. Je vois ce qui m?inspire. Les l?gendes islandaises sont ainsi?: elles lavent le regard et donnent consistance aux r?ves.
Avancer dans l?Eldhraun, c?est se perdre dans un monde de mousses enchev?tr?es qu?il ne faut pas pi?tiner. Les mousses, avides de fra?cheur et d?humidit?, sont des v?g?taux reviviscents, autrement dit capables de se r?g?n?rer ? leurs cellules ont la capacit? de recouvrer leur activit? biologique et physiologique au bout de plusieurs mois sans le moindre apport d?eau ?, mais elles n?en demeurent pas moins fragiles. Marcher sur une mousse revient ? lui imposer une reconstruction qui durera cent ans. Un bivouac dans les environs, c?est la foudre de Thor qui s?abat sur le marcheur?! Assur?ment. La mousse pousse sur la lave. Elle transforme tout ce qu?elle recouvre en ?pousant tendrement la souffrance du relief. C?est f?erique. Pour ?viter les mousses j?emprunte une sente de lagop?de. Or la trace ne va nulle part. Elle serpente en formant des n?uds impossibles ? d?faire. Le brouillard tombe sur l?Eldhraun. Je mets onze heures ? sortir du labyrinthe, traverser la Skaft? et planter ma tente dans une pente inf?me. »

Une terre de glace en feu (p.?116-118)
Vatnaj?kull?: le g?ant de glace (p.?207-209)
Extrait court