Collection « Sillages »
Une terre de glace en feu :
« 54e?jour de marche. Dans le centre de l??le, je perds la notion du temps. Le pas leste devient lourd, ?tre patient fait mal, le d?sir sauvage de s??prouver est combl?, l?optimisme insupportable des gens heureux n?existe plus. Je traverse le d?sert du Kj?lur.
Ce n?est ni le Sahara, ni le Gobi, ni l?Atacama. Sur des dizaines de kilom?tres, j?arpente de la caillasse fig?e, un d?sert froid de cendres grises ?trill?es par le vent. Des tourbillons de poussi?re ?pris de folie se dressent et tournoient dans les airs. Dans le Kj?lur, on ne marche plus?: on y tra?ne sa carcasse dess?ch?e. On se confronte au brut et au vide, on y br?le ses pens?es, on s?y ab?me les yeux en qu?te d?autre chose que du min?ral. On s??puise ? ne pas atteindre les pics de rhyolite et les d?mes blancs qui dansent ? l?horizon. Toujours aussi lointain. ? la monotonie, aux assauts des ?l?ments, on r?siste, sto?que. Je finis par suivre les courbes de la rivi?re J?kullfall, puis bifurque plein est en direction de Kerlingarfj?ll. Du relief, mon capitaine?!
Deux raisons ? ce d?tour. La premi?re, ch?re ? mon c?ur, est historique?: jusqu?au xixe?si?cle, Kerlingarfj?ll fut un repaire de bandits qui voyaient dans l?hostilit? du massif et la proximit? des glaciers un havre, loin des lois et loin des hommes qui les faisaient appliquer. La seconde raison est d?ordre esth?tique?: Kerlingarfj?ll est l?un des joyaux de l??le, qui a forg? l?expression ?terre de feu et de glace?. Les pics enneig?s de cette cha?ne se dressent au beau milieu d?une zone g?othermique. En hiver, la diff?rence de temp?rature entre le pied du massif et son sommet ? le Sn?kollur, culminant ? 1?477?m?tres ? peut atteindre 70??C. Les sources d?eau chaude font r?guli?rement grimper le mercure ? 40??C. De quoi enfi?vrer le plus solide des Scandinaves?!
Mon point de chute sur la carte s?appelle ?sgar?ur, ?royaume des dieux?, camp de base recul? au nord du Kerlingarfj?ll, ? l?or?e de gorges ?troites. D?apparence d?serte, le lieu abrite quelques cahutes en bois de forme triangulaire, de part et d?autre d?une rivi?re aux odeurs de soufre.
Sur la piste qui m?ne ? ?sgar?ur, je croise P?ll, gardien de ces confins depuis quinze ans, et deux de ses amis venus sp?cialement de Reykjav?k pour l?aider ? pr?parer la prochaine saison, car, l??t?, Kerlingarfj?ll est pris? des randonneurs et il faut donc avant et apr?s entretenir les sentiers pour les accueillir. Ces suppl?tifs m?invitent dans leur refuge de montagnards?: une baraque semblable aux autres mais plus grande. Sur les mansardes sont placard?s de vieilles cartes de la r?gion, des skis d?un autre si?cle, une photographie de 1990 prim?e dans un concours international. Il y a de quoi tenir un si?ge?: des b?quilles m?morielles, un feu pour s?cher les chaussures, du pain, du vin. Nous parlons peu et buvons vite. Tommi cuit des ?ufs, sort de la viande s?ch?e et en d?coupe des lani?res plus larges que des steaks. Un poste de t?l?vision est allum?. P?ll tape du poing sur la table. La m?t?o vient d??tre dite.
?L?hiver est l?. On y est les gars?! Cinquante centim?tres de neige fra?che annonc?s dans deux jours. Les couleurs vont dispara?tre. D?ailleurs, le Fran?ais, dans quarante-huit heures le petit col au sud qui te fait redescendre sur le plateau sera bouch? pour les six prochains mois. C?est un goulet qui encaisse pas mal? Je ne m?y risquerais pas?: tu pourrais avoir de la neige jusqu?au cou et de dangereuses coul?es dans la descente.
??C?est emmerdant. Mais neige ou pas neige, je n?ai que dix jours de bouffe dans le sac pour rejoindre la c?te Sud, ? 300?kilom?tres. Et Kerlingarfj?ll ne peut ?tre snob?e. Je reste ici demain. Ensuite, je partirai, affirm?-je.
??Si t?arrives ? passer le col, tu pourras te s?cher ? Klakksk?li?; je te file les cl?s, enfin le code qui ouvre le bo?tier o? il y a les cl?s. Y a un po?le, du bois et quelques allumettes. T?y seras bien, comme ? la maison?!? Au fait, tu sens le cheval. Y a une douche en bas, ? c?t? de nos boots et de la motoneige.
??C?est de l?eau que vous captez directement de la rivi?re??
??Oui?!? Elle sort ? 35??C. Non potable ?videmment, mais ?a, t?as d? sentir l?odeur d??uf pourri en arrivant?!? »
Su?urland, se sauver (p.?153-155)
Vatnaj?kull?: le g?ant de glace (p.?207-209)
Extrait court
« 54e?jour de marche. Dans le centre de l??le, je perds la notion du temps. Le pas leste devient lourd, ?tre patient fait mal, le d?sir sauvage de s??prouver est combl?, l?optimisme insupportable des gens heureux n?existe plus. Je traverse le d?sert du Kj?lur.
Ce n?est ni le Sahara, ni le Gobi, ni l?Atacama. Sur des dizaines de kilom?tres, j?arpente de la caillasse fig?e, un d?sert froid de cendres grises ?trill?es par le vent. Des tourbillons de poussi?re ?pris de folie se dressent et tournoient dans les airs. Dans le Kj?lur, on ne marche plus?: on y tra?ne sa carcasse dess?ch?e. On se confronte au brut et au vide, on y br?le ses pens?es, on s?y ab?me les yeux en qu?te d?autre chose que du min?ral. On s??puise ? ne pas atteindre les pics de rhyolite et les d?mes blancs qui dansent ? l?horizon. Toujours aussi lointain. ? la monotonie, aux assauts des ?l?ments, on r?siste, sto?que. Je finis par suivre les courbes de la rivi?re J?kullfall, puis bifurque plein est en direction de Kerlingarfj?ll. Du relief, mon capitaine?!
Deux raisons ? ce d?tour. La premi?re, ch?re ? mon c?ur, est historique?: jusqu?au xixe?si?cle, Kerlingarfj?ll fut un repaire de bandits qui voyaient dans l?hostilit? du massif et la proximit? des glaciers un havre, loin des lois et loin des hommes qui les faisaient appliquer. La seconde raison est d?ordre esth?tique?: Kerlingarfj?ll est l?un des joyaux de l??le, qui a forg? l?expression ?terre de feu et de glace?. Les pics enneig?s de cette cha?ne se dressent au beau milieu d?une zone g?othermique. En hiver, la diff?rence de temp?rature entre le pied du massif et son sommet ? le Sn?kollur, culminant ? 1?477?m?tres ? peut atteindre 70??C. Les sources d?eau chaude font r?guli?rement grimper le mercure ? 40??C. De quoi enfi?vrer le plus solide des Scandinaves?!
Mon point de chute sur la carte s?appelle ?sgar?ur, ?royaume des dieux?, camp de base recul? au nord du Kerlingarfj?ll, ? l?or?e de gorges ?troites. D?apparence d?serte, le lieu abrite quelques cahutes en bois de forme triangulaire, de part et d?autre d?une rivi?re aux odeurs de soufre.
Sur la piste qui m?ne ? ?sgar?ur, je croise P?ll, gardien de ces confins depuis quinze ans, et deux de ses amis venus sp?cialement de Reykjav?k pour l?aider ? pr?parer la prochaine saison, car, l??t?, Kerlingarfj?ll est pris? des randonneurs et il faut donc avant et apr?s entretenir les sentiers pour les accueillir. Ces suppl?tifs m?invitent dans leur refuge de montagnards?: une baraque semblable aux autres mais plus grande. Sur les mansardes sont placard?s de vieilles cartes de la r?gion, des skis d?un autre si?cle, une photographie de 1990 prim?e dans un concours international. Il y a de quoi tenir un si?ge?: des b?quilles m?morielles, un feu pour s?cher les chaussures, du pain, du vin. Nous parlons peu et buvons vite. Tommi cuit des ?ufs, sort de la viande s?ch?e et en d?coupe des lani?res plus larges que des steaks. Un poste de t?l?vision est allum?. P?ll tape du poing sur la table. La m?t?o vient d??tre dite.
?L?hiver est l?. On y est les gars?! Cinquante centim?tres de neige fra?che annonc?s dans deux jours. Les couleurs vont dispara?tre. D?ailleurs, le Fran?ais, dans quarante-huit heures le petit col au sud qui te fait redescendre sur le plateau sera bouch? pour les six prochains mois. C?est un goulet qui encaisse pas mal? Je ne m?y risquerais pas?: tu pourrais avoir de la neige jusqu?au cou et de dangereuses coul?es dans la descente.
??C?est emmerdant. Mais neige ou pas neige, je n?ai que dix jours de bouffe dans le sac pour rejoindre la c?te Sud, ? 300?kilom?tres. Et Kerlingarfj?ll ne peut ?tre snob?e. Je reste ici demain. Ensuite, je partirai, affirm?-je.
??Si t?arrives ? passer le col, tu pourras te s?cher ? Klakksk?li?; je te file les cl?s, enfin le code qui ouvre le bo?tier o? il y a les cl?s. Y a un po?le, du bois et quelques allumettes. T?y seras bien, comme ? la maison?!? Au fait, tu sens le cheval. Y a une douche en bas, ? c?t? de nos boots et de la motoneige.
??C?est de l?eau que vous captez directement de la rivi?re??
??Oui?!? Elle sort ? 35??C. Non potable ?videmment, mais ?a, t?as d? sentir l?odeur d??uf pourri en arrivant?!? »
(p.?116-118)
Su?urland, se sauver (p.?153-155)
Vatnaj?kull?: le g?ant de glace (p.?207-209)
Extrait court
