Au rythme insulaire :

« Le temps prend une mesure particuli?re sur l??le, qui vit au rythme des bateaux qui la desservent. Le claquement des anneaux d?amarrage sur le quai est plus ?loquent que le carillon des cloches de l??glise. On peut tout autant le ressentir ? l??le-aux-Moines dans le golfe du Morbihan, o? le passeur fait, m?me au c?ur de l?hiver, toutes les demi-heures la liaison avec le continent, qu?aux ?les Kerguelen, au sud de l?oc?an Indien, que le bateau ne dessert que quatre ou cinq fois par an. J?ai s?journ? pr?s de trois mois et demi dans ces derni?res, pr?cis?ment entre deux rotations. Et j?ai v?cu plusieurs ann?es sur la premi?re. Ce qui peut para?tre ?trange, c?est que, malgr? la bonne vingtaine de liaisons quotidiennes du bateau dans l??le bretonne, je n?allais que tr?s rarement sur le continent. Mais le seul moment o? j?ai couru pour rattraper le temps, c??tait ? l??le-aux-Moines, lorsque, ? quelques dizaines de m?tres de l?embarcad?re, j?apercevais le passeur qui m?attendait pour partir. Il tenait l?aussi?re, pr?t ? la larguer. Le temps se comptait en secondes, d?impatience pour lui, qui me maudissait gentiment d?avoir du retard. De rage pour moi, qui ne me souciais pas vraiment de l?heure et aurais bien pris le bateau suivant. ? Kerguelen, qui est aux antipodes, le Marion-Dufresne m?avait d?pos?e au mois de mars. Je ne savais pas exactement quand il repasserait. Il ?tait parti pour une mission scientifique dans le Grand Sud, ? la limite du pack antarctique. Mais peu importait?: je pensais repartir quand il s?en reviendrait. Au fil des semaines, je souhaitais seulement qu?il le fasse le plus tard possible. Mais ? la diff?rence du passeur de l??le-aux-Moines, il ne m?attendrait pas. Il est venu en juin.
Cette apesanteur du temps participe tr?s certainement du bonheur que l?on ?prouve sur une ?le, o? les instants les plus intenses sont ceux qui pr?c?dent le premier bateau du matin et ceux qui suivent le dernier bateau du soir. Alors, la mer semble endormie, le silence est magique, et l?impression d??tre coup? du monde ? son z?nith. Cette ponctuation du temps par le bateau, voire par la mar?e qui n?est jamais ? la m?me heure ni ? la m?me hauteur d?eau, pourrait n?agr?er que le vacancier. Eh bien non. M?me lorsque l??le ne vit qu?avec ses seuls habitants, il en va ainsi. Et cela se remarque davantage. Le temps se compte soit en p?riodes de silence et d?intimit? extr?mes, soit en p?riodes de vacances, d?affluence et de flux touristiques. Il est ponctu? par la naissance des oiseaux dans les falaises, plus ou moins pr?coce selon les ann?es et les conditions m?t?orologiques, par les temp?tes, celles qu?on oublie, celles qui restent grav?es dans la m?moire insulaire, par les naufrages, les cyclones et les ouragans? »

Mille formes d?habitat (p.?46-51)
L?inspiration du large (p.?65-69)
Extrait court