La fin du miracle :

« L?omoul aux flancs d?argent est la plus embl?matique des cinquante-six esp?ces de poissons qui croisent depuis la surface jusqu?aux abysses ba?kaliens. Il serait venu peupler les fonds lacustres en remontant les cours de l?Ienisse? et de l?Angara au d?part des mers bor?ales. Un poisson des grands froids ayant prosp?r? dans le lac?: hommage rendu par l?Arctique au Ba?kal? On le mange grill?, fum?, sal?, gel? et m?me cru. Il sert de zakouskis, de plat principal, de delikatess ou d?en-cas. Il adoucit la br?lure de la vodka dans le gosier, diffuse sa bonne graisse dans l?organisme et colore gaiement de sa teinte m?tallique l??tal des marchandes sur les jet?es de Listvianka ou d?Oust-Bargousine. Les trappeurs l?accommodent ? la sib?rienne?: embroch? sur une branche de bois vert, grill? d?un seul c?t? et accompagn? de baies foresti?res. Il est une manne aquatique, un bienfait que les Russes ont surnomm? le ?pain du Ba?kal? du temps o? ils croyaient pouvoir en disposer ? profusion. Les photos d?archives montrent des retours de p?che dignes des paraboles du Tib?riade. Les Sovi?tiques se sont toujours berc?s de l?illusion que les ressources de leur immense espace ?taient infinies. Diriger un pays ?tendu sur dix fuseaux horaires ne pr?dispose pas ? la sobri?t?. La voracit? des hommes aura bient?t raison de l?omoul. Les consignes ?tatiques n?y changeront rien?; aucune administration ne peut faire respecter les quotas de p?che sur un empire aussi grand que le Ba?kal. Iouri, capitaine de chalutier, me disait par un apr?s-midi de mars, pr?s d?un trou de p?che au large du cap Khabo??: ?Aujourd?hui, nous remontons des filets presque vides. Dans mon enfance, on partait le matin p?cher ? la canne dans des trous. Notre p?re nous emmenait ? l?aube. En ce temps-l?, on pouvait attraper jusqu?? cent omoul?! Rends-toi compte?! ? la canne ? p?che?!? Les organismes ?cologiques sont unanimes?: la p?che devrait ?tre suspendue pendant quelques ann?es pour laisser aux bancs d?omoul l?occasion de grandir. Mais les bonnes intentions se heurtent ? la r?alit?. De quoi vivraient les milliers de p?cheurs et leurs familles si l?omoul cessait d??tre remont? des tr?fonds ba?kaliens??
Le silence enchanteur des profondes futaies est parfois bris? par le vrombissement d?un moteur lointain. Il s?agit d?un de ces Kazanka-5 d?aluminium ? bord desquels les Ba?kaliens cabotent. Sans ces canots, construits ? Kazan dans l?Oural, la vie serait impossible sur les gr?ves d?peupl?es. Ils permettent le ravitaillement des cabanes, les d?placements ? la ville, les ?vacuations d?urgence, les visites d?une station ? l?autre. Surtout, ils offrent aux p?cheurs et aux chasseurs la mobilit? que les ?pres sentes terrestres leur interdisent. Les gardes forestiers prisent ces barques l?g?res. Les chasseurs de phoque ?galement, qui les peignent en blanc ? la d?b?cle d?avril pour s?approcher des nerpa (les phoques end?miques du Ba?kal). Les moteurs des braconniers sont des Yamaha plus puissants que les Zenit des inspecteurs. Consolation pour les amis des b?tes?: en cas de d?marrage brutal, le bateau d?aluminium, emport? par 80?CV, peut se retourner comme un blini. Au mois de mai, l??pilimnion affiche 1 ou 2??C, en ao?t, 5??C. Trop froid pour caresser l?espoir d?atteindre la rive. Les noyades sont fr?quentes dans le lac. ?J?ai vu quatre hommes sombrer ? 100?m?tres de moi?, se souvient Dmitri, un chasseur de la rive orientale qui fut impuissant ? leur porter secours. Les Russes s?aventurent rarement au large ? bord d?un Kazanka. Nous n??tions pas tr?s fiers, lors de l??t??2007, lorsque nous entrepr?mes de traverser le lac dans sa plus grande largeur ? bord de notre esquif dont le plat-bord fr?lait la surface. Que le puissant sarma se f?t abattu sur le lac, et c?en ?tait fait de nous comme de cet ?quipage de scientifiques qui trouva la mort devant Davcha en 1961. Une st?le comm?morative rappelle l?infortune de ces Russes et exhorte ? la modestie devant les forces lacustres. »

Le go?t de la nature (p.?104-105)
Finir en cabane (p.?124-127)
Extrait court