Sur la route bleue

Kenneth White appartient à la lignée des grands poètes de langue anglaise du début du siècle tels que Pound ou Eliot. Son ouverture au monde pourrait aussi faire penser à Saint-John Perse… sans négliger un côté Michaux, qui lui vient de ses investigations orientales. Mais si telle est la « famille » de Kenneth White, il suit ses propres chemins, parle avec son propre accent : chacune de ses phrases est « signée ». Né en 1936 en Écosse, il s’est établi en France voici trente ans. De 1983 à 1996, il occupe une chaire de poétique du XXe siècle à la Sorbonne. En 1989, il fonde l’Institut international de géopoétique, représenté dans une dizaine de pays. Il a obtenu le Prix Médicis étranger pour La Route bleue, le Grand Prix Alfred de Vigny pour Atlantica, et le Grand Prix du Rayonnement français de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.


Quelles « affinités électives » ont balisé votre itinéraire ?


« Affinités électives » est un terme qui m’est cher. Sans affinités électives, pas d’évolution. Mais il faut bien choisir, bien sentir les rapports ! C’est chez Gœthe que j’ai rencontré la notion pour la première fois. Et Gœthe fait partie de mes affinités, notamment avec son idée de « littérature universelle » (transnationale, transculturelle), et avec ses essais poético-scientifiques (sur le granit, par exemple), où on le voit s’efforcer de sortir d’une littérature seulement humaniste. Puis il y a eu Nietzsche : pensée rapide, écriture bondissante (« Il faut porter en soi un chaos, afin de donner naissance à une étoile dansante »), et son injonction : « Restez fidèles à la Terre ! ». Nietzsche, sur les chemins de l’Europe, sur le plateau de l’Engadine… Ensuite Hölderlin (« L’homme vit poétiquement sur la Terre »). En France, il y a eu Montaigne, Rimbaud, Segalen, André Breton, Saint-John Perse. En Amérique, Whitman (« la route ouverte »), Thoreau, Melville. En Extrême-Orient, Li Po, Basho… Leurs noms parsèment mes essais, car je tiens à saluer ceux qui me sont proches, et à donner l’idée d’une sorte de « compagnonnage » de l’esprit, au-delà de la masse confuse, vulgaire, triviale de ce qu’on appelle aussi « littérature ». Souvent, un essai entier sera consacré à telle ou telle figure qui me semble particulièrement significative. À noter que ces essais sont « érosifs », en ce sens que, tout en accompagnant une œuvre, ils en éliminent au fur et à mesure ce que j’estime être des excroissances, de sorte qu’avec l’essai je m’approche du même espace qu’avec le livre-itinéraire et le poème. Ces affinités électives balisent en effet un itinéraire qui continue, qui essaie d’aller plus loin.

À quelle croisée de chemins avez-vous rencontré les « poètes pérégrinants » Victor Segalen et Rimbaud ?


J’ai rencontré Rimbaud à Glasgow, lors de ma propre « saison en enfer ». À ce moment-là, Glasgow était encore plongé dans la dernière phase de la révolution industrielle. Pas de meilleure image de l’enfer dans toute l’Europe. Quant aux « illuminations », le ciel de l’ouest de l’Écosse est souvent couvert, mais cette opacité peut se briser soudain pour laisser place à des lumières extraordinaires. J’en ai connu, des « aube[s] exaltée[s] comme un peuple de colombes », et quand je marchais le long de la côte, ce fut en compagnie d’« oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds ». Dans la ville, Rimbaud était un compagnon de pavé, en dehors de la ville, un compagnon de route… Quant à Segalen, je l’ai rencontré d’abord dans les Pyrénées, après Mai-68. Un peu dégoûté de la politique, je me disais que sans un changement de terrain culturel, la politique ne serait plus jamais rien que du rapiéçage. C’est à cette époque que je me suis mis à parcourir l’Europe (Dérives) et un peu l’Amérique (La Route bleue) et l’Asie (Le Visage du vent d’est, Les Cygnes sauvages). Segalen a surgi à ce moment-là, par l’intermédiaire d’Équipée. Petit à petit, j’ai recueilli tout ce qui a été publié de Segalen, et en Bretagne, où je me suis installé en 1983, le rapport s’est intensifié ; nous étions voisins à plus d’un titre. Tout au long de sa vie, Segalen n’a cessé de se poser des questions à propos de Rimbaud : Pourquoi son silence ? En cessant d’être « écrivain » pour devenir « explorateur », cherchait-il autre chose ? Dans Les Finisterres de l’esprit, j’essaie de voir clair dans tout ce questionnement, je retrace les pistes de Rimbaud et de Segalen, et je dresse les coordonnées d’une nouvelle cartographie de l’esprit. En fait, je dégage le terrain premier de ce que j’ai appelé la géopoétique.

On retrouve, tout au long de votre œuvre, une préoccupation permanente : celle de conjuguer harmonieusement le mouvement et la demeure, le cheminement et l’arrêt dans un lieu privilégié. Peut-on, d’après vous, trouver un point d’équilibre ?


C’est en cela que la littérature en prose que je pratique diffère à la fois du roman (description psychosociologique d’une assise, d’un état de choses) et du livre de voyage (où il s’agit de parcourir du pays, en accumulant éventuellement des informations historiques, pittoresques, sur telle ou telle région, avec plus ou moins d’humour, etc.). En ce qui me concerne, je parle de way-books (livres-itinéraires) et de stay-books (livres-de-la-demeure). Dans les livres-itinéraires (La Route bleue, etc.), à partir d’un parcours à travers un ou des territoires, il s’agit de se retrouver d’une manière inédite dans l’univers. Dans les livres-de-la-demeure (Lettres de Gourgounel), il s’agit d’habiter le plus pleinement possible un lieu, mais en l’ouvrant, pour respirer à pleins poumons, à plein esprit – en suivant, par exemple, des pistes de migration (d’animaux, d’êtres humains), des cours d’eau, des filons géologiques… Dans les deux cas, je réponds à l’injonction que l’on trouve dans un vieux texte oriental : « Être sur la route sans quitter la maison, être dans la maison sans quitter la route » (c’est une des épigraphes du Visage du vent d’est). Le mot « équilibre » fait soit acrobatique, soit hygiénique, et n’est sans doute pas celui qui convient. Le mot « harmonie » (utilisé, je pense, pour la première fois par Héraclite) est beaucoup plus complexe. Il s’agit là d’une position dialectique entre deux forces opposées. Vous avez tout à fait raison de dire que c’est une des dynamiques de mon travail. Je pense que l’harmonisation la plus complète se trouve dans un manuscrit que je viens de terminer (la version anglaise est sous presse), intitulé La Maison des marées. La résolution de la contradiction (sans contradiction, pas de mouvement) se trouve dans le titre même. Ce livre se passe sur le promontoire armoricain, entre la Grande-Bretagne et la France, entre les îles et le continent ; en pays celtique, entre Occident et Orient ; entre la mer et la terre ; entre la plénitude et le vide. Je suis en train d’aligner là quelques éléments de l’harmonie en question – il y en a d’autres.

De même, quelle est, dans votre itinérance, la part d’influence de votre « géographie natale » et celle des cultures que vous avez approchées ?


Ma géographie natale, mon « paysage premier », comme on dit en géopoétique, a eu une énorme influence sur moi, que ce soit l’arrière-pays du village que j’habitais, ou le rivage. C’est là que les « influences » ont commencé et que mon « champ d’intérêt » s’est d’abord défini. Il y avait dans ces lieux toutes sortes d’éléments : perception des choses, mouvement à travers l’espace, recherches d’un langage adéquat à l’expérience vécue – avec sans doute d’autres choses encore dont je n’étais pas conscient. Peut-être que mes recherches ultérieures à travers les cultures du monde (Nord, Sud, Est, Ouest) étaient la tentative de trouver des méthodes pour développer et pour exprimer de plus en plus pleinement, de plus en plus clairement, ce qui « avait lieu » dans ce premier espace, dans ces premiers mouvements, dans ces premières sensations et perceptions.

La « route bleue » qu’emprunte l’un de vos personnages, de Montréal à la baie d’Ungava, est une sorte de parcours d’« apprentissage » né de la confrontation du rêve et de la réalité. Est-ce là votre conception du voyage ?


Le personnage en question est moi-même, puisque c’est toujours moi que je mets en jeu : « moi », c’est-à-dire un amas d’énergies, de désirs, d’images, de souvenirs, d’idées. Voyager, c’est pour moi d’abord m’exposer. Le voyage, c’est la modification progressive du moi, c’est finalement l’entrée dans un espace situé au-delà du moi. Pour en revenir à La Route bleue, s’il est en effet question de « rêve » au début du livre, c’est parce que le Labrador faisait partie de mes rêves (comme le Caucase, le Kamtchatka…) depuis ma lecture d’un livre sur le pays à l’âge de 11 ans. Mais une fois le voyage engagé, on quitte la confrontation du rêve et du réel, c’est-à-dire le contexte romantique et symboliste (où l’iridescence de l’idéal cède, à plus ou moins long terme, à l’ironie amère) pour avancer, pas à pas, rencontre après rencontre, sur un tout autre terrain.

Vous avez publié en Écosse vos voyages orientaux sous le titre de Pilgrim of the Void (Pèlerin du Vide). Comment définissez-vous l’« esprit nomade » : errance ou itinérance ? Dérive ou recherche d’ancrages ?


Comme vous le savez, j’ai consacré tout un livre à cette question, qui s’intitule justement L’Esprit nomade. C’est dire qu’il s’agit de bien autre chose que d’un simple vagabondage. Il ne s’agit pas non plus de la recherche d’ancrages. J’ai utilisé le terme d’« errance » au tout début, pour m’intéresser davantage, par la suite, à la notion de « dérive » – quitter une rive, suivre d’autres rivages, afin d’arriver à une conception plus large du monde. Disons ici qu’il s’agit de mettre en mouvement trois choses : eros (l’énergie vitale, qui cherche la relation la plus grande), logos (la recherche d’un langage qui soit à la fois porteur et ouvert, et d’une écriture multiple, abrupte, rapide, concise, vive, éclairante) et cosmos (la présence du monde, la présence au monde, la sensation de se trouver au bout de la route, « chez soi », dans l’univers).

Le titre des Finisterres de l’esprit évoque ces confins du monde que vous affectionnez particulièrement. Quel est pour vous le sens de cette frontière : est-elle le lieu de la fin ou du commencement ?


Toute fin est, potentiellement du moins, un commencement… Tout ce territoire des limites est assez complexe. Comme le vocabulaire qui lui appartient. En latin, limes ne signifie pas seulement « frontière » (d’un empire, par exemple) mais aussi un simple sentier entre deux champs. Et en sanskrit, marga, qui donne chez nous « marge », signifie « chemin »… Nous nous situons aujourd’hui à la fin de quelque chose : à la fin de ce que j’appelle (dans Le Plateau de l’albatros) « l’autoroute de l’Occident ». Mais cette fin peut être le début d’autre chose : la déambulation dans l’espace nomade, la recherche de nouvelles coordonnées, l’entrée dans ce que j’appelle « le champ du grand travail ». C’est tout le propos de la géopoétique.

Vous aimez l’image du promeneur sur le bord de la plage qui regarde voler une mouette. Quel est votre projet pour l’« Académie des Goélands » peuplée de « mouettes rieuses » ?


On parlait tout à l’heure du paysage natal. Cette image « rivage, promeneur, mouette » correspond à la réalité quotidienne de mon enfance et de mon adolescence. Mais l’origine de l’image dans mon esprit est encore plus précise. Dans l’église que je fréquentais autour de mes 12 ans se trouvait un vitrail qui représentait un saint, saint Kentigern, évangélisateur de la côte Ouest, prêchant aux mouettes… Quant à l’Académie des Goélands, dont j’ai trouvé la notion dans un vieux texte taoïste chinois, pas de projet pour elle. Elle existe, non pas dans l’éternité, mais dans la mouvance insondable des choses… C’est l’Institut international de géopoétique qui est, si l’on veut, la concrétisation sociale de cette académie cosmique, qui a un projet : celui du renouvellement du terrain culturel.

Vous avez rappelé que le mot « marge » signifie en sanskrit « sentier, chemin ». Quelle phrase aimeriez-vous inscrire en marge de vos propres ouvrages ?


Toujours plus loin, toujours plus proche…

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 4
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