Premiers signes vers le sacré

À l’âge de 10 ans, Henry de Lumley rencontre les hommes préhistoriques en lisant La Guerre du feu, de J.-H. Rosny. Après avoir étudié les sciences naturelles à la faculté des sciences de Marseille, il entre au CNRS à 20 ans et développe un laboratoire où l’homme préhistorique est abordé avec une méthode interdisciplinaire, au carrefour des sciences de la terre, des sciences de la vie et des sciences de l’homme. Sur le terrain, il organise d’importants chantiers de fouilles préhistoriques qui vont l’amener à retracer les grandes étapes de l’aventure humaine. La découverte de l’« Homme de Tautavel » lui permet par ailleurs de reconstituer la morphologie des premiers habitants de l’Europe. Soucieux de présenter ses découvertes au public, il publie des ouvrages scientifiques, organise des expositions et des colloques internationaux et crée de nombreux musées. Il a dirigé le Muséum national d’histoire naturelle, le laboratoire de préhistoire du musée de l’Homme et l’Institut de paléontologie humaine.


Vous avez étudié les sépultures préhistoriques et leur rapport avec la naissance du sacré. Quel enseignement en tirez-vous ?


La célébration des mystères de la vie et de la mort est attestée par les premières sépultures. Les offrandes déposées dans la fosse sépulcrale qui entouraient le défunt avaient une fonction rituelle : elles les accompagnaient dans l’au-delà… pour le voyage dans la vie future. Souvent, elles étaient saupoudrées d’ocre rouge – la couleur du sang, témoignage de la vie. Peut-être voulait-on ainsi conserver l’énergie du vivant ? En effet, si on enterre un homme dans une fosse, et si on y dépose des offrandes, c’est qu’on pense que le défunt poursuit son aventure dans une vie au-delà de la mort. Et qu’il y a peut-être même une résurrection. Cette hypothèse semble confirmée par une sépulture trouvée en Palestine, qui date de quatre-vingt-quinze mille ans. Dans cette sépulture, dite de Qafzeh, un enfant de 9 ans a été enterré dans une fosse, les mains relevées ; il tient dans ses mains un grand massacre de cerf – c’est-à-dire les cornes d’un cerf avec des parties du crâne encore attachées. Or, dans la plupart des civilisations méditerranéennes, en Europe, le cerf a souvent été considéré comme un symbole de résurrection. Chez les Scythes, par exemple, et même chez les chrétiens, puisque saint Hubert voit le Christ apparaître dans les bois d’un cerf.

Quelle pouvait être, d’une manière générale, la relation de l’homme préhistorique au sacré ?


Outre les sépultures, on peut penser que les grottes préhistoriques sont également des sanctuaires. Et on trouve aussi des sanctuaires en plein air : au Portugal, à l’est de Porto, dans la vallée de Goa, il y a des centaines de gravures sur des parois de schiste. Et avant ? Il n’existe pas de témoignage. Mais je suis sûr que l’homme de Tautavel devait être ému quand, assis devant sa grotte, il voyait le Canigou couvert de neige. Comme il l’était par les belles roches, puisqu’il était capable de faire 30 kilomètres à la recherche du jaspe pour tailler ses outils. En réalité, pour ces hommes, il n’y a pas d’art profane : tout est sacré. Les peintures et les signes qui les accompagnent correspondent à un enseignement, à une tradition, en relation avec les mythes, la religion, les symboles de ces peuples.

Le feu inventé par l’Homo erectus avait-il uniquement une fonction pratique ?


Le feu a été une invention très importante dans l’histoire culturelle de l’humanité. Il a changé la vie des hommes. Il a permis, en éclairant, d’allonger le jour aux dépens de la nuit ; et, en chauffant, d’allonger l’été aux dépens de l’hiver. Il a également permis de faire cuire la nourriture. Mais il a aussi une fonction sociale très importante : c’est un facteur de convivialité, car c’est autour du foyer que les hommes s’organisent, se racontent des histoires.

Et qu’est-ce que les hommes préhistoriques pouvaient se raconter ?


Des histoires de chasse. C’était là leur préoccupation essentielle. Et à mesure que le temps passait, le cerf ou le bison abattu dans la forêt grossissait, et le chasseur devenait de plus en plus extraordinaire… On arrive ainsi aux exploits des héros ; et les héros se métamorphosent en dieux, ancêtres du groupe, de la tribu. Et finalement, comme on descend du même ancêtre, comme on a les mêmes dieux, les mêmes génies, les mêmes héros… le groupe devient solidaire. C’est ainsi que sont nées les traditions culturelles régionales, qu’on peut mettre en évidence à partir de quatre millions d’années.

Quelles traces ont laissées les hommes dans les grottes paléolithiques ?


L’art paléolithique est un art animalier. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’homme du quaternaire ne peint pas toujours les animaux qu’il chasse le plus. Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’un art religieux, et non d’un art lié à la magie de la chasse. Par exemple, dans la grotte de Lascaux, où il y a plus de 400 animaux peints, il n’y a pas un seul renne – ou peut-être un. Or, les fouilles ont montré que les prêtres chasseurs qui ont orné ces parois consommaient 90 % de rennes. En revanche, il y a beaucoup de cerfs, de taureaux, de chevaux, de bisons. Cette coutume nous échappe, car les hommes actuels n’ont aucun souvenir des traditions de ces peuples chasseurs. Contrairement aux gravures de la vallée des Merveilles, qui font partie de nos traditions : elles se rattachent à la pensée méditerranéenne qui remonte aux premiers temps des peuples agriculteurs et pasteurs, au septième millénaire. Quant à l’homme, il est souvent mal représenté, ou très stylisé. Par exemple, dans les grottes de Lascaux, on voit un petit personnage renversé, avec une tête d’oiseau. Il a les mains écartées, culbuté par un bison. Il est ithyphallique, c’est-à-dire qu’il a le sexe en érection. Ce symbole nous échappe également aujourd’hui. En revanche, on connaît le sens des figures féminines, peintes entre moins vingt-cinq mille et moins dix-huit mille ans. La tête et les pieds de ces Vénus aux formes avantageuses sont ignorés ou très mal dessinés. Cette figuration est sans doute en rapport avec un rite de fécondité. Dans les grottes de Lascaux, on a par ailleurs trouvé des lampes à huile, des pierres qui servaient de lampes pour éclairer. Dans des grottes profondes, on a découvert des habitats. Par ailleurs, dans la grotte du Tuc-d’Audoubert, en Ariège, deux bisons d’argile prouvent qu’il y avait là des cérémonies rituelles. Enfin, des mains sont peintes en négatif, à la manière d’un dessin au pochoir, avec souvent des doigts qui manquent comme à Gargas, dans les Hautes-Pyrénées. Plusieurs hypothèses ont été évoquées : le froid faisant geler les doigts, ou une maladie de la circulation sanguine. Mais on peut aussi y voir un langage, proche de celui des Bushmen qui parlent parfois avec leurs doigts pour éviter de faire du bruit. Il y a peut-être là un message écrit qu’on ne sait plus lire…

Vous avez également beaucoup travaillé sur les inscriptions dans de nombreux sites. Ces signes n’avaient-ils pas, eux aussi, une fonction symbolique d’expression de l’invisible à partir du visible… une adresse à un « ailleurs » transcendant le temps ?


Les gravures rupestres des peuples du chalcolithique forment une proto-écriture. L’homme a inscrit des idéogrammes sur les parois, polies par les glaciers quaternaires de la région du mont Bego, en particulier dans la vallée des Merveilles, le val de Fontanalba, la vallée de Valmasque, la Valauretta. Il s’agit d’un langage symbolique inscrit dans la pierre… un codex de pierre. Ce sont des signes en relation avec les mythes de ces premiers peuples agriculteurs et pasteurs des Alpes méridionales, de ces premiers métallurgistes. Le panthéon de ces peuples de l’âge du bronze était en effet occupé par deux divinités principales : le dieu Taureau, ou le dieu Bego (car Bego veut dire Taureau), maître de l’orage, dispensateur de la pluie fertilisante ; et la déesse Terre, qui doit être fécondée par le dieu du Ciel. C’est le couple divin primordial. Le taureau doit être sacrifié à l’automne, pour pouvoir ressusciter au printemps et, avec le retour de la végétation, apporter l’abondance aux humains. Le dieu Taureau est donc souvent représenté avec un poignard fiché dans la tête. On a d’ailleurs suivi cette ancienne tradition méditerranéenne, puisque les jeux tauromachiques de la Crète minoenne montrent le roi – qui était aussi le grand prêtre – abattre le taureau. Et ce symbole se perpétue encore dans le monde méditerranéen : dans les arènes d’Arles, de Nîmes, de Béziers, de Dax, de Barcelone, de Madrid, de Séville ou de Malaga, quand le torero met à mort le taureau, il reproduit le geste de l’âge du bronze.

Peut-on également parler de fonction magique qui a fait qualifier la vallée des Merveilles de « musée des sorciers à ciel ouvert » ?


Je suis contre ce terme de « musée des sorciers ». C’est un sanctuaire à ciel ouvert, où des pèlerinages s’accomplissaient pour vénérer le dieu de l’Orage et la déesse Terre, afin qu’ils viennent féconder la terre. Dans la religion chrétienne, un rite a repris cette tradition méditerranéenne : c’est la cérémonie des Rogations. Quand le prêtre organise une procession de l’église vers les champs, c’est pour attirer la pluie. De même, les hommes montaient au Bego pour demander au dieu du Ciel qu’il arrose la terre.
Ce culte de l’eau est omniprésent depuis la nuit des temps. Moïse, sur le mont Sinaï, a de sa canne frappé le rocher. Et la source en est sortie. Sur le mont Bego, les prêtres de l’âge de bronze font de même : il y a souvent des trous naturels dans la roche, et deux petits prêtres les bras levés qui tiennent le trou, les jambes écartées. De cet orifice sort un « zigzag » qui évoque l’onde coulant de la pierre. On voit aussi des prêtres avec des grandes hallebardes, aux manches disproportionnés : ce sont des outils cérémoniels, qu’ils brandissent vers le ciel. Parfois, une plage rectangulaire symbolise le bassin, d’où sortent des lignes ondulantes qui indiquent les ruisseaux venant irriguer la terre et les champs. Ainsi, quand on sacrifie le taureau, le dieu de l’Orage devient bienveillant. D’ailleurs, on voit sur des gravures un taureau couché et deux personnages qui brandissent l’un une hache et l’autre une hallebarde – ou l’un une hache et l’autre un arc.
Cela dit, ces signes évoluent avec le contexte géographique. Au mont Bego, les hommes de l’âge du bronze ont surtout vénéré le dieu de l’Orage. Pour que les champs soient cultivés, ils ont besoin de pluie. Rappelez-vous le film de Pagnol. Le pauvre Jean de Florette voit sa source être détournée. S’il avait su invoquer le dieu Taureau, son champ ne se serait pas desséché. Mais dans les pays scandinaves (Danemark, Suède, Norvège), les peuples n’invoquaient pas le dieu de l’Orage. Ils ont gravé sur les pierres des bateaux, avec un grand cercle qui représente le soleil : ils appelaient l’astre dont ils avaient besoin.

Poursuivons sur ce langage symbolique que représente l’écriture. Quel est le sens de la tradition qui voulait qu’un long voyage au sommet du pic sacré soit effectué avant que les hommes puissent inscrire leur message dans la roche ?


La permanence des techniques, le petit nombre des thèmes iconographiques montrent qu’il s’agit là aussi d’un enseignement transmis, lié à des rites en relation avec leurs préoccupations religieuses. Le message inscrit dans la roche correspond vraiment à un rite initiatique. Les gravures ne peuvent avoir été réalisées par un groupe de personnes abandonnées à leur fantaisie. D’ailleurs, elles ne sont pas disposées au hasard. Les plus hauts sommets sont souvent réservés à des thèmes symboliques : par exemple, le couple divin primordial a été représenté sur une roche très élevée au pied du pic des Merveilles. Au mont du Grand Capelet, une figure emblématique évoque la grande déesse.
Mais il fallait auparavant atteindre les hauteurs. Comment se déroulait le voyage ? Pour avoir une idée de la scène, prenez le Décalogue. Moïse a laissé son peuple dans la vallée. Il a gravi la montagne sacrée avec les prêtres à la rencontre du ciel, dans les nuées, là où règne le dieu de la Foudre. Au seuil de la dernière étape, il a quitté Aaron ; c’est alors qu’eut lieu la rencontre avec Dieu, qui lui a donné les Tables de la Loi. On peut imaginer qu’il en était de même ici. Seuls les prêtres et les initiés montaient au mont Bego. Ils laissaient le peuple à Casterino, dans la vallée. L’ascension était d’ailleurs difficile. Actuellement, on peut partir de Saint-Dalmas en voiture de 800 mètres à 1 400 mètres d’altitude jusqu’au lac des Mesches, pour ensuite aller à pied jusqu’à 2 000 mètres d’altitude, et il faut encore marcher des heures. Mais on peut visiter la vallée des Merveilles en une journée. À cette époque-là, c’était une vraie expédition : un véritable pèlerinage…

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 3
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