La nouvelle Asie centrale
En 1978, au moment du coup d’État communiste de Taraki en Afghanistan puis, un an plus tard, de la révolution khomeyniste en Iran, Olivier Roy a pris le parti d’abandonner sa carrière de professeur agrégé de philosophie pour se spécialiser sur le monde musulman non arabe. Diplômé en persan de l’INALCO et docteur ès sciences politiques, il est à présent directeur de recherches au CNRS pour le monde iranien. En 1988, il a par ailleurs été consultant de l’UNOCA en Afghanistan et, en 1993-1994, a représenté l’OSCE au Tadjikistan. Son analyse des mouvances islamiques l’a conduit à devenir consultant au Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères. Dans le cadre de ses recherches, il a notamment publié, au Seuil : L’Échec de l’islam politique (1992), La Nouvelle Asie centrale ou la Fabrication des nations (1997) et L’Islam mondialisé (2002). Il revient sur son parcours de chercheur doté d’une réelle expérience de terrain, renouvelée année après année dans tout le monde arabo-musulman et en Asie centrale, que ce soit auprès des instances rurales ou des cadres urbains, laïcs ou religieux.
Quelle expérience est à l’origine de votre passion pour l’Asie centrale ?
C’est assurément mon voyage de 1969 à travers l’Afghanistan. En un mois et demi d’auto-stop, via la Turquie et l’Iran visités les années précédentes, j’avais atteint le pays de la différence absolue. Là , il n’y avait alors ni électricité, ni téléphone, ni télévision. Tout juste des camions bringuebalants, des lampes à pétrole et d’antiques fusils britanniques. Hérat, par où j’entrai, m’est apparu comme le Moyen Âge, au sens positif du terme : un havre. De la sorte, je parvenais enfin à échapper au monde fermé, hyperpolitisé et de tendance maoïste dans lequel j’évoluais en khâgne à Louis-le-Grand : nous subissions l’après Mai-68. Dans l’hôtel où je séjournais à Hérat se trouvaient d’autres routards, mais aussi des immigrés indo-pakistanais, des hippies et des junkies, le plus souvent imprégnés des idées gauchistes qui nous faisaient rejeter en bloc l’impérialisme américain, le régime du Chah et la dictature militaire pakistanaise. Toutefois, dès Maïmana plus au nord, j’étais le seul étranger. Dès lors, je fus le témoin privilégié des tensions qui, dans les villages des zones tribales, commençaient à voir le jour entre instituteurs, mollahs et paysans. Vous comprendrez aisément que, de retour à Paris après trois mois d’une telle escapade, je n’aie pu me résoudre à intégrer Normal sup, dont j’avais laissé passer les oraux. J’ai néanmoins choisi de préparer l’agrégation de philosophie.
Comment étiez-vous parvenu à communiquer durant votre voyage ?
À l’époque, le persan était la langue véhiculaire pour tout Afghan mâle et adulte, aussi avais-je ressassé les vingt-huit leçons du Teach yourself Persian, et me suis-je inscrit aux Langues’O dès mon premier retour. Je voyageais avec le guide Fodor, mais sans les livres de Kessel, que j’estimais trop romancés. J’avais emprunté la route du centre, qui passe par Bamiyan et les lacs du Band-e Amir, et celle du nord, qui m’ouvrit les portes du Nouristan, alors interdit. Là , j’avais été reçu dans les postes de gendarmerie ; j’avais sympathisé avec les aubergistes, les chauffeurs, les instituteurs et les militaires, et pu apprécier le noble accueil afghan. Année après année, sur mes congés universitaires, je retournai là -bas. En 1978, après le coup d’État de Taraki, j’ai observé la mise en place de la réforme agraire dans un village. Il était divisé entre instituteurs islamistes et progouvernementaux : la révolte grondait. Ce fut la matière de mon premier article. En 1980, peu après l’invasion soviétique, j’ai rejoint les rangs de l’AICF, une ONG qui, sous l’égide de Bernard-Henri Lévy, mobilisait une caravane pour l’Afghanistan. En fait de chameaux de Bactriane, les marchandises passèrent à dos d’homme et, en fait de vivres, ce furent des paires de chaussures. Qu’importe, l’Occident, qui tenait pour irréversible l’occupation soviétique, commençait enfin à soutenir la cause moujahidin !
Est-ce à cette date que remonte votre carrière d’analyste politique ?
Oui. Après avoir enseigné pendant huit ans la philosophie dans le secondaire, j’ai vu là comme un créneau – il n’y avait guère d’espoir de promotion dans l’université française. Je n’avais pas du tout une vision romantique du conflit, ni d’attachement sentimental au « caractère authentique » du pays : je voulais comprendre sur le plan intellectuel comment la guerre transforme une société, car je savais qu’elle allait être longue. Cela faisait déjà dix ans que j’observais les Pachtounes et leur monopole du pouvoir, les revendications ouzbèkes et tadjikes, le combat des Hazaras pour la préservation de leurs terres. Je désirais voir comment ces facteurs, et l’invasion soviétique, allaient altérer ce temps afghan qui m’avait fasciné. J’ai écrit beaucoup d’articles et correspondu avec la BBC, ce qui m’a servi lorsque, à partir de Peshawar, je rejoignais les lignes de front, car les moujahidin connaissaient mon nom et avaient même mémorisé mon fort accent français. Chez les basmatchi réfugiés au sud de l’Amou-Daria, j’ai commencé à percevoir les réalités tadjiko-ouzbèkes qu’un visa via l’Institut d’études orientales m’a permis d’approfondir dès 1990, peu avant l’éclatement de l’URSS. Par un concours de circonstances, j’ai même visité l’Ouzbékistan en compagnie d’une délégation d’Arabes wahhabites et eu l’occasion de me rendre au Tadjikistan, où j’ai représenté l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.
Quelles différences avez-vous observées de l’autre côté de la frontière ?
Nous avions affaire à une société qui était déjà autonome par rapport à Moscou, mais où l’influence soviétique perdurait à la fois dans la hiérarchie, les titres et l’importance de l’État, une société où les femmes et l’alcool étaient présents dans la vie publique. Curieusement, les Russes n’instrumentalisent guère leurs minorités en Asie centrale : elles ne présentent pas de partis et, de fait, paraissent exclues de la vie économico-politique. Moscou préfère traiter avec les nouveaux oligarques issus de l’ancien appareil d’État. Je ne vois en fait pas de recomposition car les frontières, aussi artificielles soient-elles, comme au Ferghana, ont paradoxalement pris racines. Lorsque le Tadjikistan a été en proie à la guerre civile en 1992, ni les Ouzbeks au nord ni même Massoud au sud ne s’en sont mêlés. Les nationalités, au sens où la constitution soviétique les reconnaissait, ont peu ou prou leur État. Il n’y a qu’au Xinjiang, où je m’étais rendu en 1986, que l’irrédentisme ouïgour est fort, mais il ne résistera guère à l’extraordinaire pression démographique des Han, encouragée par Pékin.
Comment voyez-vous donc l’horizon politique ?
Il ne me semble guère probable que l’Asie centrale, en tant que région, s’éveille véritablement, car il n’y a pas de véritable prise de conscience d’une destinée commune. En effet, les gouvernements centraux paraissent frileux et jaloux de leurs prérogatives. Si beaucoup de Centre-Asiatiques étudient désormais à l’étranger, ils voyagent assez peu d’un pays à l’autre. Il suffit pour s’en convaincre de voir la pauvreté des lignes interrégionales, qui ne proposent aucun vol quotidien direct entre les capitales. Vous avez quatre Tachkent-Moscou par jour pour deux Tachkent-Bichkek par semaine ! Les frontaliers qui commercent voyagent à l’intérieur du cercle de leur ethnie, mais les intellectuels ne se déplacent guère, sauf pour prendre part à des colloques internationaux. Il est étonnant par ailleurs de constater combien les Turcs occupent le créneau du camionnage, de la construction, de l’hôtellerie et de la restauration, voire de l’enseignement, sans que la Turquie n’ait le moins du monde le moyen de protéger ses ressortissants contre l’arbitraire des gouvernements centraux. Le statut de la terre me paraît être la clé des évolutions sociopolitiques, mais comment concilier la privatisation avec le maintien de vastes fermes agricoles ? Pour ne prendre que l’exemple de la soie en Ouzbékistan, les exigences de production et d’achat des autorités locales se heurtent aux souhaits et aux possibilités des producteurs qui, obligés de vendre leur récolte aux coopératives, sont par ailleurs pénalisés par les longs délais de paiement que pratique l’État.
L’islamisme a-t-il un avenir dans cette région ?
Il m’apparaît bloqué par les systèmes présidentiels, d’allégeance clanique, mis en place. Les Tekke au Turkménistan, la faction ouzbèke de Djizak-Samarcande, ou la « grande horde » au Kazakhstan, voilà qui surpasse les discours racoleurs des mollahs. Dans la vague de construction de mosquées qu’on a pu noter en 1990-1991, le chercheur que je suis a vu davantage le redéveloppement des groupes de solidarité autour des quartiers – les mahalla – que le résultat du prosélytisme des imams. Après ce que j’ai qualifié de « décennie révolutionnaire » (1979-1989), la mouvance islamiste, d’internationaliste, sur le modèle de la révolution iranienne, est devenue plus nationaliste. Soit elle reformule ses visées pour entrer dans le jeu politique, soit, lorsqu’il est verrouillé comme en Ouzbékistan, la réislamisation de la société, à laquelle contribue le pouvoir qui s’en trouve légitimé, se fait par les prédicateurs et les terroristes, en marge de l’islam officiel. Les islamistes sont devenus des néofondamentalistes qui, à travers l’islamisation complète de la société, récusent la notion même d’État, et ne peuvent pas s’emparer du pouvoir sans perdre aussitôt leur propre qualité d’islamistes.
Propos recueillis par : Émeric Fisset & Marc Alaux
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