Au bord du lac Khyargas – province de l’Uvs (Mongolie)
Année 2007
© Naraa Dash
Philosophie de la mouche :
« À Saint-Étienne, dans notre résidence du quartier de la Cotonne, je fus surprise de disposer d’une chambre à moi. Rien qu’à moi ! C’était la première fois. Mon étonnement semblait ne jamais devoir cesser. Bien sûr, je savais à présent qu’on nous avait menti durant des décennies, mais découvrir de mes propres yeux tout ce que le système socialiste nous avait caché m’empêchait carrément de dormir. “Mieux vaut voir une fois qu’entendre cent fois”, dit le proverbe, mais je me demandais comment mon pays tout entier avait pu se laisser berner. Et vraiment, j’avais l’impression, en venant en Occident, d’avoir changé d’univers, de ne pas fouler la même terre que celle que foulent les gens de Malchin et d’Oulan-Bator.
C’est pourtant à Saint-Étienne que j’eus le déclic? en voyant une mouche voler dans ma chambre. C’était une simple mouche, mais une mouche comme j’aurais pu en trouver en Mongolie. Je dois beaucoup à cet insecte ! Grâce à lui, je sus que la France et la Mongolie appartenaient à la même planète. Et je criai de joie ! Je n’aurais jamais imaginé qu’une mouche me rendrait si gaie. En Mongolie, je l’aurais écrasée, mais, là, je courus dans la chambre de ma voisine, que je pris dans mes bras en disant : “Il y a une mouche dans ma chambre, il y a une mouche dans ma chambre, et c’est la même que dans mon pays.”
J’étais folle de joie, et effectivement ma voisine dut me prendre pour une folle. Mes compatriotes furent d’ailleurs étonnées par mon expérience. Elles me regardaient, surprises non pas de mon intelligence mais de mon origine : née dans la steppe, j’étais rendue heureuse ou malheureuse par un rien. Et tout cela s’écrivait sur mon visage sans que je sache garder mon sang-froid. »
Moi, Naraa, femme de Mongolie
(p. 213-214, Transboréal, ? Sillages », 2020)