Plasnes, Lieuvin – Eure (France)
Année 2007
© Sophie Zénon
III. Travaux – Nuit singulière :
« Il fait bien froid cette nuit, comme on pouvait s’y attendre. L’hiver s’installe, avec cette rigueur qui fige la nature et le temps. Pourtant, dans le parc, sous un bâtiment proche du hangar où mes congénères vaquent à leurs occupations ruminantes, je reste à l’écart, comme je l’aurais fait de moi-même dans la prairie. La lumière s’allume et m’avertit de ta présence. Tu es venu pour moi, toi qui, la veille, m’avais isolée dans cet endroit paillé. Tu t’approches discrètement, avec une attention particulière que je lis dans ton regard. Tu cherches à savoir ce qui m’arrive. Allongée sur le côté, je ressens au plus profond de mon corps les premières contractions, annonciatrices de l’événement important que je te signalais depuis quelques jours. Tu me surveillais.
Ça y est. La poche se perce. Les pattes de mon petit font leur chemin. Mes râles sont de plus en plus marqués. Tu tournes autour de moi, dans tous les sens, et je n’y pense plus. L’effort que je fournis inhibe toute la prudence que j’aurais pu avoir en d’autres circonstances. Le souffle court, je te laisse m’approcher. Tu constates que le petit va bien et qu’il s’annonce correctement, par les pattes de devant. Je ne te vois plus. Tu t’absentes un moment, me laissant à un sort incertain. Le temps devient long, insoutenable. Tu reviens les bras chargés d’un appareil étrange, un manche sur lequel sont fixés une poignée et des tubes de forme arrondie. Tu déposes délicatement ton attirail sur le sol et repars chercher un seau et deux petites cordes, une bleue et une rouge. Je m’essouffle et m’impatiente. Toi aussi. Tu te décides enfin à m’aider. Tu l’as compris, je n’y arriverai pas sans toi. Avec beaucoup de précaution, tu glisses les cordelettes de couleur autour des pattes de mon petit. Maintenant, tu poses l’instrument sur mon train arrière, le reliant du même coup aux cordages. Je ne bouge plus, intriguée, fatiguée par toutes ces interventions. J’entends soudain un cliquetis qui m’oblige à me remettre au travail. Cette fois-ci, c’est toi qui t’essouffles, qui gesticules avec âpreté. Tu t’es fait complice de mon intimité pour me délivrer d’une si lourde épreuve. Brusquement, je sens une sorte de libération. Mon petit vient de sortir au bout de cet engin que je ne vois plus. Tu te redresses, soulagé. Ton sourire me montre que tu es heureux. Le veau oscille de la tête, comme pour reprendre ses esprits. C’est une femelle. Je suis là, debout, près de toi, pour prendre la relève. Pour nous deux, le temps s’est arrêté cette nuit. »
Plumes des champs, Itinéraires paysans en Normandie
(p. 86, Transboréal, ? La clé des champs », 2007)