Un grand tour à vélo





13. Renversant Kurdistan


Depuis la rupture du cadre du vélo de Matthieu, le mauvais nuage qui trônait au-dessus de nos têtes semble avoir disparu. Bien que toujours en Turquie, nous avons changé d’univers en atteignant le Kurdistan.
Pas de frontière, pas de check point : en théorie, nous sommes toujours en Turquie. Rien, mis à part les Jandarma surmilitarisées (casernes militaires), ne laisse présager que nous avons quitté le sol turc. Regardez sur un atlas ou une carte du monde, vous ne trouverez aucune trace de ce pays. D’un point de vue géopolitique, nous sommes encore en Turquie, mais la population locale et un brin d’étymologie nous font dire que nous sommes en plein cœur du « pays des Kurdes », le Kurdistan. Et le Kurdistan, c’est renversant.
Renversant tout d’abord lorsque, au hasard d’une discussion, vous évoquez cette province à un Turc nationaliste (pléonasme). Inquiet, on vous parle alors de PKK, de terrorisme et de tensions. La seule issue pour éviter les « Turcs de la montagne » (comme les appelait Atatürk) serait alors de contourner la région ou de se munir d’une arme automatique. Réjouissant programme ! Mais le renversement n’est pas là, il est tout autre. Il n’est pas observable au prime abord. En effet, lorsque nous roulons, comme depuis le début de l’épopée turque, il fait toujours gris, le vent est toujours de face, et lorsque les enfants ne nous caillassent pas, les loups et les chiens errants ont toujours autant d’appétit pour nous croquer les mollets. Mais une nouvelle donnée vient s’inscrire sur notre route. Ici, il est désormais inenvisageable de bivouaquer dans la nature, non pas que celle-ci soit plus inhospitalière qu’ailleurs. Non. Au fil des çay (thé à la turque) proposés sur la route, les portes s’ouvrent sans crainte, les tables se dressent et on nous propose rapidement et naturellement de rester pour la nuit. Alors, voisins et amis curieux viennent observer les deux cyclistes, qui, venus de France sont de passage dans leur village.
Les kilomètres et les villes s’égrainent âprement sur le chapelet de notre voyage kurde. Gaziantep, Sanliurfa, Mardin ; nous arrivons, après quelques douloureux cols, à Diyarbakir où Agnès et Marie viennent nous rejoindre pour 8 jours charmants de découverte cyclopédique. Nous allons partager notre quotidien nomade et découvrir l’accueil kurde en leur compagnie. Ainsi, nous testerons notamment avec elles les nuitées dans une lokanta (restaurant routier) tenue par de fervents partisans du DTP (parti autonomiste dont les députés ont une fâcheuse tendance à finir leur mandat en prison). Agréable moment avec cette dizaine d’hommes fiers, qu’à plusieurs reprises nous menaçons comiquement de dénonciation à la Jandarma locale. Une autre nuit, c’est dans la chaleur d’un foyer familial que nous partagerons un délicieux repas et, après une longue discussion dans un anglais approximatif, nous finirons par nous écrouler dans une pièce voisine. Accueil, partage, ces mots semblent être inscrits dans la doctrine kurde. Plus qu’un devoir, ils entrent dans les valeurs du savoir-vivre. La capacité à accueillir l’étranger fait l’honneur des familles que nous croisons, et la déception est perceptible quand nous devons refuser certaines invitations. Un proverbe local dit : « L’hôte est un envoyé de Dieu. » Ces personnes croisées au hasard du voyage en sont la preuve vivante. Qu’il est divin de laisser l’inconfort quotidien de sa selle et de la route pour sécher ses vêtements trempés près du poêle familial, de se laisser offrir un dîner épicé et de s’allonger sur un matelas de fortune, la tête sur un oreiller douillet. Au moment d’aller dormir, la télévision diffusera de nombreux clips où les membres du PKK, hommes comme femmes, se tiennent par la main et dansent en hommage à leurs martyrs.
Ces chants, nous les entendons souvent car ici, les occasions de festivité ne manquent pas. Sur la route entre Gaziantep et Sanliurfa, un taxi collectif flambant neuf se gare sur le bas-côté et décharge danseurs et musiciens. Zurna et dohol (instruments de musique locaux) résonnent. Des hommes nous invitent à rejoindre le cortège, et, rapidement, nous sommes entraînés dans la danse. Pas de mariage, pas de fête religieuse : cette grande famille célèbre simplement la nouvelle acquisition du pater familias : le fameux taxi tout neuf. Tous dansent main dans la main, l’homme de tête faisant voler un foulard aux teintes flashy devant lui, le reste de la troupe imitant ses pas. Nous revivrons ces instants de danses et de chants après qu’Agnès et Marie nous ont quittés à Van, après 400 km d’intempéries et de reliefs. Cette fois-ci, la fête est grande : c’est un mariage qui est célébré. Les hommes, dans leurs beaux sarouels et costumes de bonne coupe, et les femmes, dans leurs tenues scintillantes et colorées, dansent ensemble. Seul le repas se fera séparément, les hommes avant les femmes… dans une surprenante logistique machiste.
Après toutes ces festivités, il faut reprendre la route avec un objectif : rejoindre au plus vite la Géorgie pour demander nos visas azéris. Ainsi, nous quittons le Kurdistan, passons Erzurum, puis Trabzon, pour enfin atteindre la frontière turco-géorgienne que nous franchissons de nuit. La Géorgie nous offre un paysage et une ambiance radicalement différents de la Turquie. À Batumi, les voiles se font voler la vedette par les minijupes, les mosquées sont détrônées par de belles églises géorgiennes et le çay, après des hectolitres bus en Turquie, se voit dorénavant troqué par le vin et la vodka. Nous risquons d’apprécier le pays qui, il y a cinq mille ans, aurait inventé la vinification. Avant toute chose, nous devons rejoindre Tbilissi où Christine, jeune institutrice française, nous attend.


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