Un grand tour à vélo





12. Aléas sur les routes turques


Déjà un mois que nous sommes en Turquie et, pourtant loin des révolutions, ce voyage reste, en tout point, surprenant…
Tout se passait pourtant à merveille. Notre vol, malgré l’escale et la nuit passée à dormir sous un banc, était arrivé à l’heure et nous étions en forme… Mais, après avoir retourné le hall de l’aéroport, il fallut faire l’amer constat que, entre Amman et Istanbul, l’une de mes sacoches avait été égarée… N’étant pas des garçons matérialistes, nous n’en fîmes pas un plat mais resterons tout de même très ennuyés : nous sommes partis avec fort peu, et le peu qu’il manque peut s’avérer vital. Et puis a résonné en nous une phrase assenée par un ami écrivain-voyageur, éminent spécialiste du voyage ascétique et de la Mongolie, Marc Alaux : « Tu peux bien jeter ce que tu veux, alléger ici et là, tu partiras toujours avec trop. Toujours. »
Pour la forme et sans trop y croire, nous effectuerons tout de même les formalités d’usage et patienterons une quinzaine de jours dans Istanbul, accueillis comme des princes par Jaad et Florent. Une perte qui aura eu le mérite de nous permettre d’arpenter en long et en large cette mégapole de 18 millions d’habitants, magnifique et bigarrée. Quel charme ! Quel foisonnement ! Et quel aimable bazar !
C’est avec ces images en tête que nous reprenons la route un beau matin pluvieux, cela va sans dire, direction les montagnes de Turquie. Mais associer montagne et Turquie est en soi un pléonasme, tant ce pays semble être construit sur un tas de cailloux. Au cours des 400 premiers kilomètres qui nous mènent à Ankara, nous prenons connaissance de la grande sollicitude des chiens à notre égard. L’Égypte est le pays des chats ; à n’en point douter, la Turquie est celui de nos meilleurs amis, à ceci près que ces derniers ne ressemblent pas aux toutous qui promènent leurs braves regards et leurs babines nourries dans nos villes françaises. En Turquie, il semble que l’espèce ait muté en un savant mélange de dog argentin, de boxer et de labrador… Sauvages ou éduqués, le résultat est le même pour le cycliste. Aboiements lourds et coups de crocs donnés entre mollets et sacoches. Nous sortons notamment d’un tête-à-tête avec sept de ces molosses vidés nerveusement et changerons un peu notre itinéraire pour des routes plus empruntées.
Nos 4 000 kilomètres au compteur fêtés en Cappadoce, j’ai eu la très grande désillusion, alors que je grimpais une côte légère, de voir mon pédalier se dérober sous mes pieds. Bilan lamentable : un cadre complètement fichu et irréparable après la sacrée avarie connue précédemment en Égypte. Le moral ébranlé, nous avons dormi du sommeil du juste, perchés à cinq mètres de hauteur. Le lendemain, alors que notre réveil sonnait à 5 h 30 et que nous nous attendions à contempler, au calme, le soleil se lever, nous connûmes un réveil tout autre.
En masse (comme souvent), les touristes avides de sensations fortes sont menés comme on mène un troupeau de biquettes, par groupe de vingt à trente personnes en autobus jusqu’aux nacelles de montgolfières. Sous un ciel anthracite et bas, serrés entre les balustrades d’osier, ils effectuent un parcours similaire et minuté au-dessus de ces reliefs volcaniques et troglodytiques sublimes. Des curieux, attirés par deux zouaves s’extirpant de leurs tentes, nous ont rendu visite du haut de leurs abris frappés de marques de banques internationales et autres entreprises philanthropiques. Hollandais, japonais ou américains, quelques ballons volants viennent voir. Des Coréennes et un groupe d’Allemandes lancent des baisers de leurs mains manucurées ou joufflues. Le spectacle est donc complet ! Entre deux « Ouh-ouh ! » et autres gloussements d’usage dans ces circonstances étranges, nous recevons félicitations et éclairs de flash ! « Good job for the spot ! », nous envoie-t-on… « Nice job », tu parles !
Après un intervalle ubuesque dans un camion rouillé conduit par un chauffeur ivre mort, nous arrivons à Kayseri. Sur la route, l’ami Ibrahim nous a dressé un constat sans appel de la situation sur la Turquie, à l’est de la ville qui l’a vu naître. Derrière ces montagnes, l’enfer commencerait… Là-bas, les loups et les chiens sont plus qu’un problème. Une seule solution pour nous : prendre acte de notre accident matériel pour choisir un moyen de transport plus sûr et de faire le choix judicieux de nous munir… d’une arme. Tout ceci, bien sûr, expliqué dans un turc que nous maîtrisons fort mal et encore plus difficilement quand l’haleine qui l’accompagne embaume l’oignon frais qui semble, c’est bon à savoir, faire cailler le raki de la veille. Nous quittons notre ange gardien pour écumer tous les quincailliers de la ville à la recherche d’un cadre neuf. Sans succès, et la mort dans l’âme, il me faut donc abandonner à la casse ce bel et fier Antarès pour le remplacer par un clou flambant neuf qui semble plus adéquat à ce genre de randonnée.
Entre les hauts cols enneigés, les vastes plaines quasi steppiques, les forêts de pins aux allures de bohème, nous engrangeons un nombre incalculable d’images et de souvenirs, de moments denses et forts. Ces instants, comme les minces réflexions qui émanent de ces heures d’efforts, nous les gardons pour nous ou les partageons parfois avec d’autres, quand on a la gentillesse de nous accueillir pour nous réchauffer autour d’un immuable çay.
« Le contretemps est nécessaire à toute œuvre humaine pour qu’elle soit une œuvre de patience », a inscrit Jean Guitton un soir dans son journal, alors qu’il devait avoir connu quelques troubles : contretemps, un terme dont nous apprenons la signification exacte depuis trois mois et que nous vivons encore aujourd’hui alors que nous sommes bloqués. Bloqués par le dos de Paco qui le fait souffrir dans les montées, ce qui peut sembler bien désagréable pour nous qui ne roulons pas en Belgique.
Une marche turque belle et généreuse, une route qui nous mènera jusqu’à Diyarbakhir où nous prendrons la direction de Van et de la Géorgie, que nous attendons depuis maintenant un mois. Attendre, un terme insupportable pour nous qui nous targuons de tout faire pour éviter celui que Maurice Blanchot appelait « le pourrissement de l’attente » : l’ennui.


En savoir davantage sur : Matthieu Delaunay
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.