Un grand tour à vélo



11. Kilométriquement vôtre


En stand by à Istanbul, nous avons le temps de réfléchir aux petits détails comme aux grandes choses. Digression sur un compagnon discret mais essentiel.
Ça n’a l’air de rien, un compteur pour vélo. En soi, l’objet est insignifiant en terme de poids et d’esthétique, si on le compare à la chaîne qui glisse sur les pignons de la roue ou au caoutchouc du pneu mordant l’asphalte, la terre caillouteuse de la piste. Mais tout compte fait, l’expression « ça n’a l’air de rien » n’a pas grand sens. Avoir l’air n’est jamais suffisant, mieux vaut être, c’est l’important.
Pour nous, assurément, il EST, ce petit carré de deux centimètres de côté qui indique la vitesse, le kilométrage, la distance déjà parcourue depuis notre départ et les heures pendant lesquelles on l’a sollicité. « L’ami Ricoré », comme nous aimons à l’appeler car il est objet de convoitise au moment du petit-déjeuner, au cours duquel nous décidons de l’étape du jour, a l’élégance de se fondre dans le décor de cette maison roulante. Nous l’avons choisi mat et métallique, pour que se reflète un peu mieux le soleil quand il tape dur et paraisse terne quand les trombes de pluie s’abattent sur nos deux pauvres embarcations. Si un voyageur à pied doit prendre soin, à mon sens, de s’équiper d’un podomètre, le cycliste amoureux des grands espaces ne doit pas omettre d’orner son clou d’un compteur kilométrique.
Pour l’installer, rien de plus simple : fixer l’aimant sur un rayon, le capteur sur la fourche relié à l’écran par un fil mince, rentrer les dimensions de votre roue sur le cadran. Reste le plus facile (théoriquement) : rouler.
Le fait de voyager petit a l’incidence directe d’accorder grande valeur aux objets quotidiens. Nous en avions fait l’expérience avec nos couteaux, il en va de même pour ce capteur d’espace et donc de temps, pour nous qui avons fait le choix d’aller lentement. Le temps, une notion que nous avons le loisir de découvrir et méditer, un concept qui nous parait être l’étalon absolu pour qui veut bien s’arrêter, mesurer ce qu’il est, ce qu’il vaut et où est-ce qu’il va. Aux premiers jours, nous n’avions à l’esprit que les 20 000 ou 25 000 km à épingler en cristaux liquides sur notre compteur. Et puis ce dernier, comme pour nous donner une leçon, n’a pas fonctionné, ou seulement par intermittence, sur plusieurs centaines de kilomètres. Envolée l’étape du premier jour, scalpée notre descente vers la frontière espagnole. Nous n’avions pas encore compris, moissonneurs de kilomètres, que le temps accompli, lui, personne ne l’efface, et que le compteur sait, même s’il le garde pour lui, l’effort fourni pendant ces longues heures.
Oui, ce petit machin qui fait l’objet de toute notre considération peut souvent être source de désarroi. Quand le vent souffle (et il souffle rarement dans le dos), le kilométrage que l’on peut lire entre deux engueulades adressées au dieu Éole peine à grimper. La seule solution serait encore de ne pas trop le regarder. Mais allez réussir à ne pas contempler ce boîtier minuscule alors que la tète est rivée sur le guidon justement pour éviter les prises au vent !
Car le compteur kilométrique est aussi le reflet de l’âme du cycliste. Il oscille et vacille, s’emballe et puis retombe. Toujours trop vite ! Ainsi, dans les descentes, on se prend assez vite à se croire un peu motard, un peu Fangio. Nous ne chevauchons plus un vélo mais une vieille Triumph. La vitesse croît, et l’euphorie avec : la vie est belle. Vendanges de doux moments, grands crus descendus en cave, instants fugaces que l’on tourne et retourne dans son cerveau quand la route reprend ses droits.
Alors, le visage se referme, le front se tend vers la roue arrière de son compagnon, lièvre que l’on suit de près ou de loin. Le regard redevient inquiet, concentré et jeté tantôt sur un poème de Baudelaire, tantôt sur le compteur. Y reviendra-t-on donc toujours ?
Et puis, tout se mélange :
« Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! »
« Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Au regard du compteur… que le monde est petit… »


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