L’ordalie guyanaise des Maufrais



En 1950 disparaissait à tout jamais, en forêt guyanaise, l’explorateur Raymond Maufrais. Il avait 23 ans. Les carnets retrouvés à son dernier camp de base ont permis de retracer son étrange épopée.
« J’avais décidé depuis longtemps de suivre ce chemin, je le suivrai quoi qu’il en coûte, car on doit toujours marcher de l’avant, ne pas céder au découragement… Rien n’est impossible. Tôt ou tard, ce que l’on a décidé se réalise. Il faut savoir oser. » (Carnets, 15 décembre 1949)
« Je repars pour deux ans en Guyane parcourir la brousse et tenter de percer le secret des Tumuc-Humac. Je pense être le troisième Français à [entreprendre] pareille expédition après Crevaux et Coudreau. La jungle, le manque total de carte géographique, le danger des rencontres avec les tribus sauvages ont jusqu’ici rendu insurmontables les tentatives précédentes. Je pense réussir parce que je serai seul. C’est-à-dire que pendant deux ans, je m’appliquerai à vivre de l’existence même des primitifs de ces régions. Je n’arriverai pas en conquérant, mais en ami. Deux expéditions précédentes dans le Mato Grosso m’ont donné une expérience précise de la brousse. Je me propose d’étudier la faune et la flore, la minéralogie, la géographie et la topographie de ces régions. D’un point de vue ethnique, je m’appliquerai à retrouver la trace des tribus inconnues. Mon arrière-pensée est d’arriver à montrer la Guyane telle qu’elle est, avec ses richesses et ses immenses possibilités, et non pas telle que des récits emphatiques de bagnards évadés ont voulu la peindre.
[…] Pourquoi je pars seul ? Parce que j’aime la vie dangereuse et que sans porteur, sac au dos, la hachette à la main, en pleine jungle, j’aurai vraiment le sentiment d’exister pleinement, de prendre mes pleines responsabilités d’homme, de tenter une chance qui en vaut la peine. L’aventure de l’exploration est une aventure de pureté et d’humilité. Je vais essayer de comprendre des hommes primitifs, je vais vivre avec eux. Je vais retrouver les vieux instincts oubliés.
Pourquoi j’ai choisi d’être explorateur ? Peut-être parce que je ne suis pas capable de dominer mon enthousiasme pour la vérité, peut-être aussi parce que je pense que l’homme, sur la terre, a le devoir de rester lui-même. […] Tout cela n’est pas extraordinaire, c’est une question de tempérament. Et il y aura toujours sur la terre assez d’inconnu, que ce soit dans les sciences, dans l’exploration ou dans le sport, pour que des hommes qui aiment la vie intense jouent leur vie sur une idée.
Pour moi, l’aventure, c’est le travail bien fait et plus le travail est difficile, plus l’aventure est belle. »
C’est ainsi qu’en mars 1948, Raymond Maufrais livre à un journaliste sa détermination à réaliser la première liaison entre les sources de l’Oyapok et celles du Maroni par les monts Tumuc-Humac, aux confins du Brésil. Un an plus tard, il s’immergeait dans la jungle comme on se plonge à corps perdu dans l’abîme de ses interrogations ?
L’appel de l’ailleurs
« Mana, un bourg ensablé. Je sens une nette hostilité chez de nombreuses personnes au courant de mon projet. Un homme qui s’est perdu pendant quarante-cinq jours a essayé de me décourager : “Tout pourrira ? Tu pourriras toi-même ?” »
À l’aube, c’est le grand départ et, sans transition, d’innombrables « sauts » à franchir, les barrières rocheuses sur lesquelles le fleuve s’engouffre et qu’il faut passer à pied en halant le canot contre le courant après l’avoir déchargé. Dans ses carnets, Raymond décrit la lente remontée sous un soleil écrasant dans la moiteur tropicale, ponctuée par les escales dans les villages de Noirs saramacas, descendants d’esclaves évadés de la Guyane hollandaise au XVIIIe siècle.
Les risques encourus sont multiples. Raymond endure les rigueurs du climat et subit les agressions d’un milieu propice aux maladies. La dysenterie, le paludisme, le froid humide des nuits, la fatigue effritent son enthousiasme. Autre tribut exigé par cette nature sauvage : la jungle des hommes. « Ici, un nouveau monde, sans lois, sans billets de banque, sans recensement. Une structure sociale simpliste. Pas d’autorité. Un monde impitoyable. On se sent seul, isolé. Tout se vend au gramme d’or. Celui qui n’a pas d’or n’a d’aide à escompter de personne. Payer ou crever de faim Il existe des forçats qui ont opté pour le bagne de l’or. Ils demeurent, végètent et meurent de ne pouvoir partir. Moi, ma fortune, c’est l’espace, la certitude de découvrir quelque chose d’inviolé. »
Pourtant le doute s’installe, rongeant insidieusement ses certitudes ; mais une fois passés les moments de découragement, il se ressaisit, plus que jamais déterminé à aller jusqu’au bout de son projet, quel qu’en soit le prix. Jour après jour, il couche sur son carnet de route ses observations, ses impressions, ses états d’âme. Il traduit en mots tout ce que sa sensibilité lui permet d’appréhender, laissant transparaître, en filigrane, la passion qui le hante et qui demeure le vrai moteur d’une fuite en avant dont personne ne parvient à le détourner. Maripasoula. Dernier lieu habité avant l’inconnu. Quelques cases, un gendarme français, un prêtre. C’est ici que Raymond quitte la « civilisation » pour affronter l’inconnu.
Après une première nuit en forêt, solitaire et cafardeuse, Raymond reprend péniblement sa remontée. Soudain, il entend des voix et quelques minutes plus tard apparaît une pirogue. Il ne peut contenir sa joie de retrouver ses semblables. Une fois passé l’étonnement, les piroguiers, deux Noirs bosches qui le prennent pour un bagnard en cavale, lui proposent de remonter le fleuve en leur compagnie. Entre les trois hommes, que tout sépare, une amitié va naître au fil des jours. Raymond évoque les rires autour du feu de camp, le soir, en dévorant les poissons qu’ils ont attrapés. À leur tour, les piroguiers tentent de persuader Raymond de revenir avec eux pêcher le long du fleuve, lui affirmant que personne n’est jamais revenu des territoires qu’il veut explorer.
Les certitudes de Raymond vacillent d’autant que la maladie l’affaiblit. Ses compagnons s’efforcent de le soigner avec leur médecine traditionnelle. Une fois encore, il s’accroche à la mission qu’il s’impose et sur laquelle, pense-t-il, il lui est impossible de revenir. On le sent ému aux larmes de quitter ses nouveaux amis pour une solitude qu’il redoute. « Je pensais que ce serait dur physiquement. C’est terrible moralement ! »
Dès lors, Raymond se lance résolument dans ce qui va vite devenir un cauchemar. Son trop pesant chargement le contraint à faire d’épuisants va-et-vient qui atteignent son moral. Le sentier des Émerillons est à peine visible, l’obligeant à chercher son chemin pendant de longues heures. Les innombrables embûches augmentent son épuisement à chaque chute sur un sol boueux qui se dérobe, dissimulé par la végétation. Mais plus critique encore est le problème de la nourriture. Raymond ne parvient pas à s’alimenter à la mesure des efforts fournis. La chasse est maigre. Son chien, les côtes saillantes, le suit comme son ombre, tirant la langue, affamé.
Jusqu’au bout de l’impasse
Chaque soir, du fond de son hamac recouvert d’une toile à l’abri d’une pluie quasi quotidienne – son seul refuge dans ce milieu hostile –, il continue à noter scrupuleusement, à la lueur d’une bougie, les événements de la journée, les innombrables difficultés, les doutes qui le déchirent. Avec lucidité, il analyse une situation qui évolue vers une impasse inexorable. L’une de ses préoccupations est l’inquiétude qu’il cause à ses parents. En tant que fils unique, il est conscient de ce que signifierait sa disparition.
Le matin, il reprend courageusement son cheminement, progressant péniblement mètre par mètre vers la première étape de son projet : la rivière Tamouri. « Chaque fois, on se demande si l’on pourra repartir. J’avance pieds nus, plus de chaussures. Rien à manger faim atroce. »
Le soir de Noël (il a quitté la France le 18 juin !), il ne peut s’empêcher de rêver à son pays, de penser aux siens, d’imaginer les écoliers devant les vitrines.
Une semaine plus tard, osant à peine y croire, il perçoit le vacarme du Tamouri. Lorsqu’il atteint la rive, fou de joie, il essaye de trouver de la nourriture. Mais sa seule pitance consiste en quelques minuscules poissons qu’il partage avec son chien ; peu après, il se voit contraint de sacrifier son unique compagnon.
Ayant tenté en vain de descendre le cours du Tamouri sur un radeau qu’il a bricolé, il décide d’abandonner sur la rive l’ensemble de ses bagages contenant ses carnets, et de partir à la nage pendant les quarante jours nécessaires pour atteindre le premier endroit habité ? Sans arme, sans vêtement, sans moyen de subsister. Bien qu’à aucun moment il ne l’avoue, son choix était suicidaire.
Mais Raymond disposait-il d’une autre alternative ?
« Je vous ai juré de revenir, je reviendrai, si Dieu le permet. » Ce sont les derniers mots qu’il trace, d’une écriture nerveuse et serrée, à l’attention de ses parents. Et il confie sa vie au fil du courant… Tragique disparition. Pourtant, ce jeune homme intrépide était de la race des grands explorateurs. Son destin s’est bâti tout entier sous le triple signe d’une volonté de fer, d’un engagement total et du respect rigoureux de la parole donnée. Par les erreurs qu’il a commises, il reste un humain et non une sorte de demi-dieu de l’aventure. Ce qui nous touche, c’est l’authenticité rare de Raymond Maufrais en tant qu’homme. Si son histoire nous atteint encore aujourd’hui malgré le temps et la distance, c’est sans doute à cause de cette quête de l’absolu qui le poussait en avant et transcendait chez lui le simple désir d’exploration. À la lecture de ses notes, on se prend ainsi à aimer Maufrais sans l’avoir jamais connu.
Par l’amour d’un père
Pourtant, Raymond Maufrais ne bascule pas dans la légende. Son père s’accroche aux derniers mots de ses carnets : de simple comptable, il va devenir, par la force d’une volonté insoupçonnée, un explorateur averti de la forêt amazonienne, pour tenter de retrouver son fils. La double tragédie est scellée.
« L’affaire Maufrais » allait durer douze années, jusqu’en 1964, au moment où Edgar Maufrais dut abandonner définitivement l’idée de serrer à nouveau un jour son fils unique dans ses bras. C’était un homme malade, décharné, à bout de forces, qui jetait l’éponge. Il n’avait pourtant pas ménagé ses efforts ni reculé devant les sacrifices physiques et matériels : 18 expéditions, 12 000 kilomètres de rivières et de pistes – souvent inexplorées – dans la jungle d’Amazonie. Il avait sans relâche taillé la forêt, là où aucun Blanc n’avait jamais posé le pied ; il s’était rendu dans des endroits réputés inaccessibles, où on lui avait signalé la présence de Raymond ; il avait montré sa photo à des milliers d’Indiens, de caboclos, de missionnaires ; il avait joué à l’harmonica les airs que son fils fredonnait quand il était « Otarie téméraire » chez les éclaireurs de Toulon ; il avait gravé son nom sur des milliers d’arbres.
En vain. Le fantôme qu’il poursuivait avait depuis longtemps été dévoré par la jungle.


Orientation bibliographique :
Raymond Maufrais, Aventures au Mato Grosso (Julliard, 1951, rééd. 1970).
Raymond Maufrais, Aventures en Guyane (Julliard, 1952, rééd. 1970 ; Ramsay, édition révisée, préf. de P. Franceschi, 1997).
Edgar Maufrais, À la recherche de mon fils (Julliard, 1956 ; Scripta, 2001).
Pierre Joffroy, Dévorante Amazonie, La grande aventure des Maufrais (Fayard, 1956).
J.-A. Renoux et R. Ricatte, La Vérité sur la mort de Raymond Maufrais (France-Empire, 1965).
Richard Chapelle, J’ai vu l’enfer de Raymond Maufrais (Flammarion, 1969).
Jacques Cavalier, Aventures au cœur de la Guyane, Un hommage à Raymond Maufrais (Scripta, 1996).
Paul Thomas, À la poursuite de l’impossible (Scripta, 1999).

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