« Hors collection »

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  • Œuvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture

Un rêve éveillé, Soixante ans de passion pour le théâtre
Jacques Lacarrière




La passion de Jacques Lacarrière pour le théâtre est indissociable de son goût pour la Grèce, découverte en 1947 avec le Groupe de théâtre antique de la Sorbonne : la troupe joue Les Perses à Épidaure, faisant revivre, à vingt-cinq siècles d’intervalle, ce haut lieu de l’art dramatique. Devenu critique théâtral, Jacques Lacarrière poursuit une activité de metteur en scène, de L’Orestie aux œuvres de Ritsos, et de traducteur, notamment des pièces d’Eschyle et de Sophocle. Après sa mort en 2005, sa femme, la comédienne Sylvia Lipa, a eu à cœur de rassembler tous ses écrits sur le sujet. Qu’il s’interroge sur le sens et la portée du théâtre antique, la place du chœur, le rôle des costumes et de la musique ou l’actualité des mythes, Jacques Lacarrière célèbre le théâtre, ce « rêve éveillé », comme un art vivant et éternellement jeune.

Avec une introduction par : Jean Guiloineau

« Le théâtre a toujours tenu une place centrale dans l’œuvre et dans la vie de Jacques Lacarrière. Avant même la Grèce si j’ose dire.
L’aventure commence pour lui en 1944 quand il entre au Groupe de théâtre antique de la Sorbonne. Voici comment il raconte l’histoire : “À la fin de la guerre, je suis arrivé à Paris pour faire des études de lettres à la Sorbonne. J’avais juste 20 ans. J’avais vu des affiches du Groupe pour recruter des acteurs. Je suis donc entré au GTA par curiosité et par goût […]. On a commencé par remonter Les Perses d’Eschyle car il ne restait que deux ou trois anciens. C’est à ce moment-là qu’une chose s’est produite qu’on peut dire de l’ordre du miracle. L’année 1947 a coïncidé avec le centenaire de l’École française d’archéologie d’Athènes. À cette occasion, bien qu’en Grèce il y eût encore la guerre civile et une situation politique confuse, il y a eu des crédits pour que nous allions jouer Les Perses et Agamemnon au théâtre d’Hérode Atticus, au pied de l’Acropole, mais surtout à Épidaure où, depuis l’Antiquité, il y avait eu une seule représentation en 1937 par ce même groupe.”
L’expérience va être décisive. En quelques années, Jacques découvre à la fois la tragédie grecque, le théâtre et la Grèce. À partir de là, la tragédie ne sera plus jamais pour lui des textes “qu’on n’avait jamais fait jusqu’alors qu’étudier, analyser et disséquer. Une dissection, comme l’on sait, se pratique sur des cadavres. Or, l’hypothèse – et l’audace – de départ était que ces textes n’étaient pas des cadavres mais des idées et des images encore détentrices de vie, autrement dit de réanimation.”
Cette découverte du Théâtre antique s’accompagne d’une autre découverte – essentielle elle aussi – de la Grèce. Il raconte comment, quittant le GTA, il part, malgré la guerre, à Delphes. Une photo le montre assis sur le bord de la tholos du temple d’Athéna Pronaïa. “J’étais venu ici, poussé par les fantômes et les mirages du passé, pour jouer devant les Grecs d’aujourd’hui, les drames et les horreurs de la guerre de Troie alors qu’une autre guerre se déroulait en ces lieux mêmes. Une guerre civile, plus lourde et plus meurtrière que celle des Grecs et des Troyens. Ce jour-là, dans cette nuit de Delphes et ce silence des montagnes où nous épiaient, sans aucun doute, des partisans, je sentis qu’une Grèce mourait en moi et qu’une autre naissait.”
Désormais, la Grèce, la tragédie antique et le théâtre ne le quitteront plus.
La Grèce, on le sait, va devenir son second pays. Les paysages du Péloponnèse, de l’Attique, d’Alonissos ou de l’Athos vont lui être aussi familiers que ceux des bords de Loire ou des collines de Sacy. L’Été grec, un de ses livres majeurs, en témoigne. Pausanias moderne, il parcourt le pays en tout sens, il décrit les villes et les îles, les rencontres, moines, villageois ; et ces enfants qui, en jouant, utilisent un terme qui a douze ou treize siècles d’existence. Regard émerveillé sur l’entassement des civilisations et sur la force incroyable de résistance de la langue. Tout le regard naïf (c’est-à-dire disponible) et savant de Jacques est dans cette anecdote.
Le théâtre, et plus particulièrement la tragédie grecque, eux non plus ne le quitteront jamais. Deux exemples parmi tant d’autres : quand Jean-Louis Barrault monte L’Orestie en 1955, Jacques fait la scansion métrique des chœurs pour aider à la partie musicale, composée par Pierre Boulez. “J’ai été connu comme un spécialiste du théâtre antique”, dit-il.
Puis il y a le festival d’Avignon. Pendant des années, Jacques animera des débats, des rencontres, des lectures, pendant le temps du festival. Il appartient à une génération pour qui le travail de Jean Vilar sera une dimension essentielle du renouveau de la culture, non seulement pour la connaissance des œuvres et des auteurs, en un mot du théâtre, mais aussi pour sa fonction dans une société. Au milieu des années 1960, Jacques collabore directement avec Jean Vilar à propos du texte d’Antigone. Et en 1972, la Comédie-Française choisit sa traduction pour créer Œdipe roi et Œdipe à Colone à Avignon.
En 1963, les étudiants responsables du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne lui demandent une mise en scène de Sophocle. Il choisira Ajax. Ceux qui ont vécu cette aventure se souviennent encore aujourd’hui de cette expérience extraordinaire. “J’ai beaucoup tenu à ce qu’on travaille collectivement, où chacun fait des recherches : sur la guerre de Troie, sur les costumes, sur les boucliers, etc.”
La musique est d’Ivan Semenoff, compositeur d’opéra, pour les structures sonores Baschet-Lasry. Le spectacle a été beaucoup joué, à Paris (aux théâtres Récamier et de la Cité universitaire), en province (au festival de Nancy créé par Jack Lang) et à l’étranger (à Parme et à Zagreb, où il obtient le premier prix du festival).
Enfin, et ce n’est pas le moins important, Jacques va traduire tout le théâtre de Sophocle. Bien sûr, cette traduction est la suite logique de l’essai sur l’auteur d’Antigone, qu’il publie aux éditions de L’Arche en 1960. Ce qui apparaît dans les textes français des tragédies traduites par Jacques, c’est la recherche d’un équilibre qu’on croirait impossible entre le respect d’un texte vieux de vingt-cinq siècles et la nécessité de le transmettre à des spectateurs d’aujourd’hui. Rechercher “la force crue du texte original”, en refusant “le lyrisme gratuit, la lamentation grandiloquente”. Jacques évoque les représentations des Perses dans la cour de la Sorbonne en 1944, et rappelle la malédiction de Darios. Quand l’armée perse s’est emparée d’Athènes, elle a mis la ville à sac. “Criminel! dit Darios à son propre fils. Tu expieras tes crimes !”
Jacques se souvient de la représentation de 1944. “Ce passage a été interrompu à plusieurs reprises par le public tant l’émotion était forte de part et d’autre. C’est que ce texte prophétique dénonce ce qu’on appellerait aujourd’hui un génocide. Entre cette histoire vieille de vingt-cinq siècles et celle que la France connaissait dans sa guerre contre l’Allemagne nazie, le spectacle avait opéré plus qu’une rencontre, une véritable symbiose.”
Il en a été de même en 1963, lors des représentations d’Ajax. Au lendemain de la guerre d’Algérie et l’année même de l’assassinat de Kennedy, le texte de Sophocle traduit par Jacques était reçu de façon très directe par le public. Cette éternité, c’est-à-dire cette modernité des textes grecs, Jacques en avait une conscience suraiguë. Jamais sa réflexion et ses traductions n’ont été une tentative de reconstitution archéologique. Sa passion se fondait sur cette conviction que Sophocle était “notre contemporain”, comme l’affirmait un essai de l’époque sur Shakespeare.
Je veux voir aussi une preuve dans les comparaisons qu’il fait dans son essai sur Sophocle entre l’invention de la tragédie au V e siècle et celle du cinéma à la fin du XIX e siècle. “Le messager qui, dans Les Perses, décrit la bataille de Salamine, joue exactement le rôle d’œil qui restitue un événement objectif tout en l’intégrant dans le rythme et le crescendo de la tragédie, comme le fera la caméra d’Eisenstein dans la séquence des escaliers où les changements de plan “dramatisent” la scène sans lui enlever son caractère de témoignage historique.”
L’invention du troisième acteur par Sophocle a entraîné ce qu’on appelle le “dialogue stychomythique”, c’est-à-dire des scènes dialoguées, brèves et incisives, dans lesquelles la plupart des répliques ne sont composées que d’un seul vers. Jacques écrit : “En ce sens, tout le poids de l’action dramatique est reporté sur les protagonistes au détriment du chœur… Eschyle, lui, traite et découpe ses scènes en fonction de la totalité des personnages, à la façon d’un plan d’ensemble où il serait impossible de ne pas faire figurer le chœur.” Ceci entraîne une différence fondamentale : chez Eschyle, c’est le mythe dans sa totalité qui est posé sur la scène, souvent par le monologue d’un seul personnage. Chez Sophocle, ce sont les personnages du mythe, dieux, héros, humains, qui s’affrontent et donnent vie au mythe. En outre, dans plusieurs pièces (Ajax ou Philoctète par exemple), c’est dans cet affrontement “démocratique” qu’est résolu le conflit.
Je veux voir dans ce dialogue, dans ce combat à armes égales, l’élément qui a particulièrement séduit Jacques, homme de tolérance, de dialogue, d’ouverture à tous et à toutes les cultures. Il faut sans doute y ajouter la beauté exceptionnelle de l’univers tragique créé par Sophocle, plus particulièrement dans des pièces comme Œdipe roi et surtout Antigone.
Cet amour du théâtre n’a jamais quitté Jacques. Pendant une soixantaine d’années, il a poursuivi cette activité remarquable qui implique un contact direct avec un public, une communication vraie, que ce soit sous forme de représentations, de lectures, de récits – c’était aussi un admirable conteur. Le théâtre ne peut exister que dans un lieu précis qui réunit à la même heure spectateurs et comédiens qui vont vivre ensemble le même temps, celui de la représentation. Ainsi, le théâtre ne laisse pas de traces ; que des souvenirs et quelques photos de représentation ou de répétition. Cassandre dans Agamemnon, devant les colonnes de la chapelle de la Sorbonne, le Messager des Perses, le visage encore noir de maquillage sur une photo après une représentation quelque part en Belgique, en 1963, Jacques assis au milieu de ses amis, des étudiants de vingt-cinq ans plus jeunes que lui, et dont pourtant les rangs s’éclaircissent année après année, le chœur d’Ajax, et le théâtre d’Épidaure, haut lieu de l’invention du théâtre. Le cinéma, si proche apparemment du théâtre, s’en distingue essentiellement sur le problème du temps : au cinéma, contrairement au théâtre, spectateurs et acteurs ne vivent rien en commun. En outre, l’œuvre de cinéma est faite une fois pour toutes et chaque “représentation” – projection – est semblable à la précédente. Quand la représentation théâtrale est achevée, tout est à recommencer. Aussi est-il dans la nature de l’art dramatique de ne laisser que des souvenirs dans les mémoires fragiles et fidèles, et dans les albums que feuilletteront plus tard nos petits-enfants étonnés.
Il nous reste aussi ce qui forme la chair du théâtre : le texte, les textes – ceux des dramaturges et des poètes, ceux des hommes qui l’ont fait vivre et qui ont réfléchi à sa nature. Ceux de Jacques qu’on lira ci-dessous. Mais Jacques Lacarrière a toujours refusé de ne se consacrer qu’aux textes en les isolant de la scène qui les rend vivants, ainsi qu’une tradition universitaire écrasante l’avait fait oublier. Il a toujours maintenu vivant le lien essentiel qui unit texte et public, en étant à la fois acteur, poète, dramaturge et critique. »

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