Collection « Compagnons de route »

  • Robert Louis Stevenson
  • Henry Miller
  • Antoine de Saint Exupéry
  • Abbé Pierre
  • Panaït Istrati
  • Joseph Kessel
  • Stanley Kubrick
  • Vladimir Vyssotski
  • Ernest Hemingway
  • Blaise Cendrars
Couverture
Introduction – Un anticonformisme sulfureux :

« J’avais 17 ans quand j’ai rencontré Henry Miller pour la première fois, en lisant Tropique du Cancer, dont on m’avait prêté la version poche. Un bel âge puisque, à quelques semaines d’intervalle, je découvrais aussi Cendrars, grâce à Moravagine, et Voyage au bout de la nuit de Céline.
Mes premières émotions – et aussi voyages – littéraires sont toutes associées à des auteurs américains. Petite, j’ai parcouru le Yukon et l’Alaska avec London, l’Ouest avec Steinbeck, le Sud avec Caldwell, les océans avec Melville et Hemingway, et puis, à l’adolescence, je me suis embarquée Sur la route en compagnie de Kerouac et des poètes de la Beat Generation, j’ai parcouru le Midwest et découvert le quotidien souvent terne des personnages de Fante et Carver, l’exubérance et la folie des héros d’Irving, et me suis émue, à New York, des boires et déboires d’Henry Chinaski, l’alter ego de Charles Bukowski… Ce sont sans doute ces fréquentations qui m’ont conduite à opter pour des études en littérature américaine et à proposer, quand est venu le moment de choisir un sujet de mémoire, un travail sur Henry Miller. En effet, je me suis souvenue, alors, du plaisir qu’avait été la découverte du premier Tropique, et me suis vite rendu compte qu’Henry était singulièrement absent dans les anthologies, qu’on ne le distinguait souvent pas de son homonyme Arthur (lui-même n’existant qu’à cause de/grâce à son association avec Marilyn Monroe !), et qu’on le considérait essentiellement comme un écrivain de second ordre, dont le succès, très relatif, reposait sur quelques pages scabreuses d’une sulfureuse trilogie en -us et sur une poignée d’ouvrages aux forts relents de sexe…
Lorsque j’ai proposé mon projet au professeur d’université censé me suivre dans ma recherche, sa réaction a été cinglante, épidermique, réflexe : “Quel intérêt pouvez-vous trouver à ce pornographe ?”, étonnement non feint et mine de dégoût à l’appui… Je ne peux pas dire que cette remarque m’ait réellement surprise. J’étais seulement un peu prise à froid par son caractère abrupt, qui sonnait presque comme une fin de non-recevoir, une invitation péremptoire à trouver autre chose. Je me revois assise dans son bureau, face au professeur qui me fixe, dans l’attente d’une réponse (ou peut-être pas, et d’ailleurs comment donner une réponse satisfaisante à ce qui n’est pas la bonne question ?), et pendant ce temps-là, tout ce à quoi je peux penser, c’est que notre collaboration s’annonce visiblement compliquée, mais qu’après tout, c’est tant mieux, parce que j’aurai davantage les coudées franches. Oui, cette réflexion lancée par une universitaire, qui n’avait probablement jamais lu une ligne de Miller, a certainement scellé ma décision de m’intéresser à lui. J’ai alors écarté les autres suggestions, bien plus balisées, qui m’étaient faites et me suis lancée, en solitaire, dans l’exploration de Miller et de son œuvre, puisque en faisant ce choix, apparemment réprouvé par l’institution, je renonçais à un quelconque accompagnement. Et cette progression, à la fois en hors-piste et un peu à la marge, a sans doute contribué à me rapprocher d’Henry et à épouser, toutes proportions gardées, ses difficultés à faire entendre sa voix.
C’est ainsi que, pendant deux ans, et pour ainsi dire à plein temps, je me suis immergée dans ses œuvres, ai dévoré sa correspondance, me suis ensuite intéressée aux essais et biographies qui lui avaient été consacrés. Puis, après avoir épuisé tout cela, toujours avec l’envie de le connaître mieux, j’ai envisagé d’aller le retrouver dans ses lectures… En effet, parce qu’il regrettait que ses propres idoles littéraires n’aient pas laissé trace des livres qui les avaient émues, bouleversées, ou élevées, Henry a eu l’idée de faire la liste de ses lectures fondatrices, et d’en commenter un grand nombre. En piochant dans Les Livres de ma vie et d’autres essais, où il rend hommage aux auteurs, morts ou vivants, qui ont joué un rôle majeur dans sa formation intellectuelle et littéraire, j’ai commencé à me promener dans un arbre aux ramifications multiples et me suis mise à fréquenter ses amis et sa famille en écriture… Je n’ai bien sûr pas encore lu les milliers d’ouvrages qu’il référence, mais il me suffit aujourd’hui de parcourir les rayonnages de ma bibliothèque pour y trouver les rencontres littéraires que je dois à Miller, et je suis encore loin d’avoir épuisé toutes les lectures par lui recommandées…
Son indépendance d’esprit et sa profonde humanité m’ont séduite d’emblée et demeurent une source d’inspiration constante. Comme lui, j’aime pouvoir regarder le monde avec les yeux grands ouverts, entretenir une curiosité avide et jamais satisfaite qui englobe sans exclure, cultiver le doute, salvateur, essentiel, car il rend humble et encourage à questionner tout ce qui fait figure de certitude. Comme lui, j’ai aussi souvent le sentiment d’être née trop tard, et j’éprouve le regret de n’avoir pu connaître certaines époques révolues et surtout les personnages qui les ont habitées. S’agissant d’Henry, une dizaine d’années de plus m’auraient permis d’aller lui parler à Pacific Palisades avant qu’il ne disparaisse, et une soixantaine, de le retrouver à Paris, dans les années 1930, une période qu’il a contribué à me faire connaître et dont l’intense effervescence culturelle est l’objet pour moi d’un intérêt profond et d’une curieuse nostalgie.
Ce retard inexorable a cependant été comblé par certaines présences, qui balisent ma vie et m’ont permis d’approcher Henry par l’intermédiaire de ceux qui l’ont côtoyé. J’ai en effet eu la chance, à une époque où j’appartenais au Centre d’études Blaise Cendrars, de rencontrer Frédéric-Jacques Temple, merveilleux poète et romancier, mais également traducteur et ami d’Henry, auquel il a consacré une biographie inspirée. J’ai aussi fait la connaissance de Miriam Cendrars, la fille de Blaise, qui m’a invitée chez elle, pour évoquer ses souvenirs d’Henry, puis a mis à ma disposition les lettres qu’il avait envoyées à son père, avant que la correspondance des deux hommes ne soit publiée. Lorsque nous nous sommes quittées ce jour-là, elle m’a dédicacé une copie d’un texte particulièrement émouvant, écrit par elle pour le centenaire de Miller. Dans cette lettre de quatre feuillets dactylographiés en anglais, intitulée “Ce n’est pas un adieu”, qu’elle lui adresse le “26 décembre 1991, cent ans après votre précédente naissance”, elle rappelle sa première visite surprise à Big Sur en 1948 – et la joie d’Henry quand il découvre qui elle est –, ravive leurs retrouvailles ultérieures, et conclut sur l’éternelle présence d’Henry, sa permanence, son actualité. Relire ce texte me replonge dans les souvenirs délicieux de cet après-midi hors du temps, baigné par les parfums d’agrumes du thé russe que nous avons partagé.
Il y a eu aussi, à Chicago, une autre rencontre, un bouquiniste, chez qui j’étais entrée en quête de quelques exemplaires de Miller – j’ai pris, depuis des années, l’habitude de collectionner ses œuvres, dans les éditions et les traductions les plus variées. Lorsque je suis arrivée au comptoir avec deux volumes de correspondance, le libraire m’a confié être lui aussi amateur de Miller qu’il avait rencontré, quand il était étudiant, lors d’une conférence à l’université. Puis il est allé chercher, dans un rayonnage un peu à l’écart qui m’avait échappé, un magnifique album, à la couverture en papier orange et doré à motif floral oriental, une édition rare et limitée de Insomnia or The Devil at large, signée l’année de ma naissance. Il me l’a tendu, et je l’ai feuilleté, avec une certaine timidité, une certaine révérence, consciente qu’Henry, lui aussi, l’avait eu en main… Mais 700 dollars, à l’époque, était pour moi une belle somme, une bonne partie du budget du voyage entrepris. Alors je lui ai rendu le livre, l’ai remercié, et suis sortie. Puis, après quelques minutes passées sur le trottoir à revoir les pages de papier gris couvertes d’une écriture régulière en fac-similé, j’ai fait demi-tour, et ai acheté ce livre pas ordinaire, qui vibre de la présence d’Henry et a le pouvoir de me transporter dans cette petite boutique de l’Illinois dès que je le touche…
Une autre rencontre, plus anecdotique, m’a cependant laissé, elle aussi, une impression durable. C’était dans le métro parisien : je descendais à Étoile et me suis retrouvée sur le quai avec Fred Ward, l’acteur américain qui incarne Henry à l’écran dans Henry and June de Philip Kaufman. Le plus surprenant est qu’il avait exactement l’apparence de son personnage, costume de velours côtelé et casquette de travers, et cela plusieurs années après le film. Nous avons marché de conserve jusqu’à la sortie, il m’a ouvert la porte, et nous nous sommes quittés sur un sourire… Curieuse impression que ces quelques minutes silencieuses passées avec Henry.
Enfin, pour abolir ce temps contrariant qui sépare et échappe, il y a tous les rendez-vous livresques que je peux multiplier à l’envi, et je ne m’en prive pas. J’avoue avoir une préférence pour ses textes des années 1930 et 1940, les deux Tropique en tête, mais aussi Printemps noir et Le Cauchemar climatisé, qu’il me suffit de prendre dans la bibliothèque et d’ouvrir, pour ainsi dire au hasard, pour y puiser une petite dose de vitalité, un allant communicatif, et aussi rire un peu avec lui, comme avec un ami, que je connais bien, mais qui a toujours la faculté de me surprendre.

Cette proximité avec Henry, tous nos mois de tête-à-tête et toutes nos rencontres ultérieures m’ont permis de découvrir un artiste totalement investi, un créateur et son combat intime pour comprendre son art et se comprendre lui-même, ainsi que sa lutte acharnée pour forcer les portes des éditeurs puis combattre l’ostracisme imposé par les censeurs. Cette fréquentation exclusive et assidue m’a fait discerner ce qui me semble être un principe essentiel dans la vie et la création de Miller, ce que j’appelle son art du décalage, à la fois art d’un défaut d’adaptation au monde qu’il éprouve foncièrement, dont il souffre au début, et d’une inadéquation dont il se met à jouer dès qu’il parvient à l’exprimer. Cette constante permet d’approcher Miller, sans l’étiqueter ni le figer, d’appréhender ses contradictions sans avoir la prétention de les résoudre ; donne une clé de lecture, parmi une profusion d’autres, pour aborder une œuvre immense, protéiforme, inclassable.
Car Henry n’est jamais tout à fait là où on croit le trouver, il se réinvente constamment, renaît au gré de ses rencontres et de ses lectures, surprend par ses enthousiasmes de gamin, sa truculence (qui fait de lui un bon compagnon au sens rabelaisien du terme), ses coups de gueule, son érudition qui emprunte, sans discriminer, à toutes les cultures et à toutes les époques, ses accents visionnaires (mais il n’est ni prophète ni donneur de leçons), sa fraîcheur, voire sa candeur, ses éclats de rire libérateurs, sa pertinence, son insoumission, ses accès de désespoir ou de mégalomanie, sa sensibilité, son cynisme, son appétit pour la vie…
Oui, Henry est tout cela, et bien davantage encore, et la lecture de Miller fait du bien, libère, éveille, surprend par son actualité et sa vitalité persistantes, sa générosité, son humanité, et accompagne, à la manière d’un vade-mecum que l’on peut abandonner et reprendre car son caractère polymorphe et insaisissable permet de constamment le redécouvrir. C’est donc avec une entière liberté de mouvement que j’entreprends ici de parcourir la vie, ou plutôt les vies, de Miller, qui se qualifie lui-même de “crabe, qui marche de travers, en avant ou en arrière, à volonté” (Printemps noir). Je propose ici une succession d’instantanés, pour tenter de saisir Henry au plus près, sans chercher à l’inscrire dans une linéarité trop rigide et artificielle, ni à l’inclure tout entier : il est bien trop grand pour être contenu dans ces quelques pages… Ainsi qu’il l’observe, dans le même recueil, “nous sommes ce qui n’est jamais conclu, jamais façonné, jamais reconnaissable, tout y est et pourtant pas le tout, les parties tellement plus grandes que le tout”.
Puisse cette biographie inciter à lire et relire Henry Miller, car c’est dans son œuvre et ses correspondances qu’il se révèle le mieux, mobile à la trajectoire imprévisible, créateur bouillonnant, dans toutes ses dimensions ! »
(p. 5-12)

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