Collection « Compagnons de route »

  • Robert Louis Stevenson
  • Henry Miller
  • Antoine de Saint Exupéry
  • Abbé Pierre
  • Panaït Istrati
  • Joseph Kessel
  • Stanley Kubrick
  • Vladimir Vyssotski
  • Ernest Hemingway
  • Blaise Cendrars
Couverture
Introduction – Au front des espérances :

« Comme Diogène, j’ai pendant longtemps erré en plein jour, une lanterne allumée à la main. À mon cri : “Je cherche l’homme”, nul ne répondait, et je croisais bien plus d’ombres que de figures humaines. Cette situation dura des années. Les “années noires” de l’adolescence. Noires, puisque j’avançais seul, dans la nuit de ma colère. Vous n’imaginerez jamais quelle fut ma surprise lorsque je pus enfin relever les yeux et que je tombai sur les traits de celui que l’on nommait l’abbé Pierre, lorsque j’entendis sa voix pour la première fois. Me montrant que mes foudres n’étaient pas creuses, et encore moins fugaces, qu’elles débouchaient sur une éclaircie soudaine et naturelle – l’action –, il me permit de ne pas épouser la triste condition des rebelles en canapé, ou des Che Guevara de lycée. En légitimant ma colère, il rendait raison à tout mon être. Je n’errais plus, et me découvrais à arpenter un chemin qu’un autre avait tracé avant moi.
L’on pouvait donc bâtir sa vie sur un non, franc et massif, comme le montra celui qui déclarait dans son Testament : “Qu’on ne me demande pas […] d’être sage, comme on dit à un enfant : ‘Sois sage. Ne bouge plus.’ Ce n’est pas la peine. Je n’aurai jamais cette sagesse-là.” Il me donna une leçon d’humilité et de sincérité, puisque, jamais, il ne se targua du triste mot de rebelle. Il était… homme ! Tout simplement. Avec lui, c’est donc le plus humble et le plus difficile des chemins que je me préparais à découvrir.

Je parle de “chemin”, parce que son interrogation cardinale est celle du sens de la vie. Ce sens doit nous indiquer la route que nous souhaitons emprunter ; en même temps qu’il doit nous permettre de contribuer aux mouvements historiques menant à la libération des hommes.
Donc cette énigme, semble-t-il insoluble, se résout avec lui assez facilement. L’on comprend que, soit l’homme se perd et renonce, soit il persévère dans une quête qui le porte vers le meilleur de lui-même.
Parce que cohabitent en nous deux élans opposés : un élan vers le bien et un élan vers le mal – qui n’est, peut-être, qu’une des formes de la bêtise. Certains diront l’analyse facile, même si le XXe siècle a connu tout aussi bien les camps de la mort que la marche pacifique de Gandhi.
Et l’Histoire, qui se charge d’inscrire nos élans dans la pierre, a retenu et solidifié aussi bien une tendance que l’autre. C’est en ce sens que nos sociétés sont critiquables et qu’elles sont un projet à recommencer chaque jour.
Pour ce qui est de nous, nous sommes tout à la fois sujets à des élans idéaux et à des bouffées de découragement et de lâcheté. En cela, nous avons besoin d’hommes qui, sans cesse, nous rappellent à l’idéal, auquel nous devons, certes difficilement, nous obliger pour nous-mêmes, et que nous avons le devoir de faire exister dans le monde.
Ce à quoi l’abbé Pierre nous invite, c’est à devenir plus humains et, partant, à humaniser nos sociétés. Parce que souvent nous manquons à nous-mêmes, et le monde manque d’humanité. C’est ce double projet qu’il nous propose : chaque jour devenir des femmes et des hommes meilleurs, et rendre un peu de cette plénitude au monde, afin qu’il devienne un lieu où tous les hommes pourront à leur tour laisser librement s’épanouir le meilleur d’eux-mêmes.

En cela, il nous reconduit non vers les confins de notre personne, mais vers son centre palpitant, vers tout ce qui, en nous, bruisse encore de vie. Tout ce qui, au fond de nous, raconte une autre histoire que celle de la basse politique, du bonheur cadastré et des joies incertaines. Ce qu’il pointe, c’est bien une direction fondamentale.
Pour expliquer cela, je n’ai rien trouvé de mieux que de vous raconter une légende, le récit originel des Amérindiens du peuple tchakta. Selon ce récit, il y a des millénaires de cela, les ancêtres de ce peuple furent chassés de leurs terres immémoriales, devenues impropres à la vie. Ainsi, ils étaient chassés de leurs assises, et lancés dans une quête incertaine vers un autre lieu où s’établir. Alors aurait commencé pour eux ce qui fut une grande migration, mais qui aurait également pu n’être qu’une longue errance. En effet se posa rapidement une question : quelle direction suivre ? Comment pouvaient-ils savoir s’ils ne s’égaraient pas ?
Selon la légende, ce sont deux frères qui vinrent chaque nuit leur rappeler qu’ils n’étaient pas encore arrivés, que tantôt ils progressaient tantôt ils s’égaraient ; ceci, grâce à un bâton doté de pouvoirs surnaturels qui leur indiquait la direction à suivre et qui ne devait rester en repos qu’une fois le périple accompli, et un lieu digne de la vie des hommes atteint.
Ce qui est présenté ici est un lointain écho du récit philosophique de l’Homo viator (l’homme voyageur). Cette parabole nous explique que l’homme est en marche, qu’il n’est que le projet qu’il a de lui-même. Parce que tout ce qu’il croit être son humanité est incertain, et peut être soufflé du jour au lendemain. Ainsi, avant d’être humain, il est le bâtisseur et le défenseur de son humanité.

C’est bien cette voie que nous indique l’abbé Pierre. Parce que, à toutes les époques, il en va comme si des hommes étaient montés à la vigie du monde, pour redonner à l’humanité son cap et sa densité véritables. L’abbé est de ceux-là, comme le furent bien d’autres à son époque.
Bien sûr, il remarquait lui-même que sa vie pourrait facilement laisser penser à une “bande dessinée” ; mais ce serait nous dédouaner, un peu trop aisément, de la responsabilité de faire vivre son message, derrière lequel il voulut s’effacer toute sa vie. Ce message nous intéressera au premier chef ; tout en sachant, comme l’abbé le déclarait dans son livre Une terre et des hommes, que nous sommes “toujours encore novice[s] pour le connaître, toujours encore mendiant de l’apprendre”.

Ce que je voudrais, avec vous, c’est rendre son côté subversif à celui qui voulut rétablir toute la subversion originelle et consubstantielle de l’Église, pour qui son acte fondateur n’était autre que Jésus renversant les étals des marchands du Temple. En cela, il refusait tous les establishments, tous les ordres sociaux factices, trop éloignés des mouvements de la vie. Durant ses quatre-vingt-quinze années d’existence, l’abbé Pierre ne s’évertua jamais qu’à reproduire ce geste.
C’est pour vous raconter la vie de ce “prêtre nietzschéen”, de cet anarchiste en soutane, pour certains, de ce missionnaire d’une humanité perdue, que j’écris. Bien-pensants de tout bord, vous autres qui confondriez vite le goupillon et la grenade, passez votre chemin. Ce texte ne sera que la longue rhapsodie de la colère.
Je viens pour me faire serviteur, comme le fit l’abbé Pierre, serviteur de tous ces “hommes sans voix”, tous ceux que l’Histoire oublie et bafoue. Alors que j’écris, l’orage gronde, le tonnerre roule sur les collines. Ainsi écrivait l’abbé Pierre, avec ce sentiment d’urgence et de nécessité. Il écrivait dans la pénombre d’un monde qui s’éteint, qui, peut-être, n’a jamais fait autre chose que de courir à sa perte. Il avait compris ce rare génie, à savoir qu’une phrase forte, c’est une idée en marche. Christian Bobin écrit que les poètes traversent la vie avec une lettre en flammes, que leurs poèmes en sont la cendre. Ainsi, puisqu’il s’était brûlé à l’Amour infini, je dis l’abbé Pierre poète. Puisque poésie il n’y a qu’avec des mots nécessaires, seuls à même de troubler nos consciences paisibles et peut-être rassies, qui oublient que, du levant jusqu’au couchant, elles courent vers leur fin, mais que, bien qu’à jamais nous ne restions qu’en suspens, il est un monde à bâtir, et une humanité à défendre.
Sa colère n’était rien d’autre que le filtre de révélation des âmes. C’est ce qu’elle fut pour moi. Ainsi, comme lui qui au pauvre hère criait “compagnon”, je ne m’occupe pas de traiter des faiblesses de l’homme, comme on compterait les fissures dans une pissotière, mais je m’occupe de dire et de lui faire avouer sa grandeur ; comme les étoiles, au creux de la nuit, conspirent pour faire retrouver au monde le chemin du jour.

Louis Aragon écrivit, dans son poème intitulé Cette vie aura passé : “Le chant n’est pas moins beau quand il décline/Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines/Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des chants/Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise/Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue.”
Oui, le 22 janvier 2007, la voix de l’abbé Pierre s’est définitivement éteinte. Cependant, par-delà les espaces incommensurables de la mort, il nous apostrophe encore. Il nous pose une seule question : “Toi, oui toi : qu’as-tu fait de ta vie ?” Au seuil de ce livre, osons nous la poser sérieusement. Et sachons y répondre. Sachons aujourd’hui, et pour demain, reprendre sa “phrase interrompue”. En effet, du plus lointain qu’il me souvienne, j’ai toujours eu la sinistre impression que l’on payait mes aspirations et mes désirs profonds en monnaie de singe, l’impression qu’en lieu et place de la vie ne se trouvait plus que son ersatz grossièrement maquillé. Comme le poète, l’abbé Pierre lança ce grand cri dans le siècle : “La vie est ailleurs !” Oui, la vie est, très certainement, bien autre chose que ce que l’on cherche à nous vendre. Alors, entrons dans le fil des générations, dans le tumulte des combattants foudroyés, pour qu’enfin la vie soit fidèle à la vie. »
(p. 5-11)

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