Interviews


À la pointe du Diamant sur Saint-Pierre – Saint-Pierre-et-Miquelon (France)
Année 2008
© François Hoccry

Valentine Imhof – Une complicité de longue date
propos recueillis par Giulia Duponchel

Archives des interviews

Quel lien entretenez-vous avec Henry Miller ?
J’ai beaucoup d’affection pour lui et une grande admiration pour la manière dont il s’est démené pour devenir écrivain et faire entendre sa voix unique. C’est son acharnement, ses tentatives infructueuses, ses doutes, ses questionnements qui m’ont conduite à m’interroger sur ce qu’est l’écriture. Il est en effet le premier auteur dont j’ai pu lire le combat, les enthousiasmes, les abattements, les frustrations, et chez lequel j’ai perçu cette urgence, nécessaire, irrépressible, douloureuse d’écrire et de se dire. J’ai également été sensible, quand je l’ai découvert, adolescente, à son sentiment d’inadéquation au monde et à sa révolte tous azimuts, souvent impuissante.

Henry Miller rêvait sans cesse de grands espaces et vous avez beaucoup voyagé. Vous reconnaissez-vous dans ses écrits ?
Son rêve de grands espaces a été nourri par des lectures fondatrices (London, Thoreau, Whitman, et tant d’autres) qui ont aussi été les miennes et je ne saurais dire quelle a été l’influence exacte de Miller et de ses écrits dans mes propres voyages. En effet, Miller n’est pas exactement un écrivain voyageur – ou, du moins, pas de manière aussi caractéristique et délibérée que certains, comme le furent Blaise Cendrars ou d’autres « Compagnons de route » de la collection.
On peut dire des voyages de Miller qu’ils ont souvent été dictés par les circonstances – la nécessité absolue de partir pour échapper à la dépression ou pour des raisons financières – et initiés par d’autres. Il n’incarne pas de manière évidente le type de l’aventurier ou de l’homme d’action, et a plus souvent pratiqué le voyage immobile par le biais de la lecture qui, depuis l’enfance, a tenu une place essentielle dans sa vie. Il rêve, jeune homme, de l’Ouest mythique, et s’imagine même pouvoir devenir cow-boy, avant d’être vite rebuté par la réalité et la brutalité de cette vie rurale, bien trop rude pour le « gars de Brooklyn » qu’il est ; s’il découvre l’Europe et s’installe à Paris, c’est sous l’impulsion de sa femme June – et grâce à l’argent qu’elle parvient à lui câbler ; et c’est Durrell, alors diplomate à Corfou, qui lui permet de séjourner en Grèce… Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples qui montrent que Miller a sans cesse répondu à des sollicitations et à des invitations davantage qu’il n’a désiré et préparé ses différents voyages. Cependant, quelles qu’aient été les motivations qui l’ont poussé à partir, on peut lui reconnaître sa grande curiosité, sa capacité à saisir les opportunités et sa conscience d’accomplir ainsi une destinée qui ne peut s’inscrire que dans le mouvement, qu’il soit spatial ou intellectuel.
On peut d’ailleurs dire également de Miller que ses voyages imaginés ou imaginaires ont occupé une grande place dans sa vie, alimentés par les livres, et par sa capacité extraordinaire à synthétiser les innombrables références pour tisser des liens inédits entre les époques et les lieux, au point de créer une géographie totalement originale, dans laquelle il peut évoluer librement. C’est ainsi qu’il évoque l’Asie, la Chine surtout, à longueur de pages, sans y être jamais allé… Il la « reconnaît » partout, au détour d’une ruelle parisienne ou dans un diner du sud des États-Unis, il se considère comme « a China man », il en est réellement obsédé, mais trouve préférable cette Chine en permanente expansion qu’il invente et enrichit comme un gigantesque collage, à un vrai voyage en Orient, déclinant même toutes les invitations qui lui sont faites par crainte probable de voir le fantasme nourri pendant toute une vie ternie par le réel.
Ce qui me rapproche beaucoup de Miller, c’est sans aucun doute l’éclectisme de mes lectures et les horizons sans bornes qu’elles ont pu m’ouvrir depuis l’enfance. S’agissant de mes voyages, ils ont été, eux aussi, souvent favorisés par des rencontres, mais également des tropismes qui m’ont imprégnée toute petite, avant même que je ne croise Henry et ses textes. Mais il a, bien sûr, été mon guide, à chaque fois que je suis allée le retrouver dans les lieux où il avait vécu et écrit.

En écrivant cette biographie, avez-vous eu l’impression d’entrer dans l’intimité de l’auteur plus qu’en lisant ses livres ?
Je pense qu’il est difficile d’être davantage en affinité et dans l’intimité d’Henry Miller qu’à travers la lecture de ses livres et de sa correspondance, puisqu’il a choisi d’être la matière même de ses écrits. Certes, la rédaction de cette biographie, pour laquelle je me suis replongée dans la totalité de son œuvre, a été l’occasion de passer un grand nombre d’heures avec lui et de le retrouver, tel que je le connais depuis maintenant trente ans, comme on revoit un membre de la famille ou un ami, avec lequel le lien est instantané, quelle que soit la fréquence des visites : la conversation reprend comme si on ne s’était jamais quittés, il n’y a pas de flottement ni de gêne, le lien est fluide, naturel, évident. Puisque j’ai pris le parti de ne lire aucune biographie consacrée à Miller pour écrire ce texte, on peut dire qu’il s’agit ici de mon regard sur Miller se regardant… La subjectivité prime, elle est bien sûr ici essentielle (comment pourrait-il en être autrement ?), même si je pense ne pas avoir rédigé une hagiographie – il n’aurait pas aimé, il est le premier à ne pas toujours se présenter sous le jour le plus favorable… En revanche, puisque sa trajectoire s’inscrit dans des lieux et des époques bien documentés, cet aspect a laissé très peu de place à l’approximation et fait l’objet de recherches précises.

Il a été reproché aux écrits d’Henry Miller une certaine obscénité. Qu’en pensez-vous ?
Lorsque j’ai découvert Miller, cet aspect a, dans un premier temps, concentré mon attention et j’ai, à l’époque, effectué un premier travail de recherche sur la censure dont son œuvre avait été l’objet, tant aux États-Unis qu’en Europe, et cela jusque dans les années 1990. En effet, et c’est frappant, on évoque rarement l’œuvre de Miller sans aborder son obscénité, voire sa pornographie, mises en avant, le plus souvent, par ceux qui ne l’ont pas lue, mais aussi par ses éditeurs pour des questions de promotion, et également par les juges qui l’ont interdite. Lorsque l’on parle de l’obscénité de Miller c’est surtout pour désigner la franchise, et le naturel, avec lesquels il aborde la sexualité dans certaines pages – en nombre limité, au regard de toutes celles qu’il a écrites… Il s’est lui-même souvent exprimé sur la question, présentant le sexe comme une composante de la vie au même titre que le sommeil ou les trois repas de la journée, et justifiant ainsi qu’il puisse avoir une place à part entière dans ses livres, puisqu’il s’y raconte… Et s’il a pas mal « joué » avec cette image d’auteur sulfureux que certains lui ont accolée, jouissant un temps du succès de scandale que lui procuraient les procès et les protestations des ligues de moralité, il s’est rapidement trouvé prisonnier de cette étiquette d’écrivain licencieux et en a beaucoup souffert quand il a compris que cette lecture très partielle de son œuvre faisait de lui, aux yeux de beaucoup, un auteur de second ordre, qui n’aurait produit que de la sous-littérature.
La question de l’obscénité des romans de Miller me semble désormais datée, car quiconque lit aujourd’hui les pages pour lesquelles ont été condamnés les Tropique ou Printemps noir aura certainement du mal à y percevoir toute la turpitude que les procureurs y ont vue et à comprendre l’agressivité de leurs réquisitoires… Tout pourrait se résumer à la question du curseur moral, qui coulisse, se déplace en fonction des époques, des cultures et des lieux… Autres temps, autres mœurs : la sexualité telle qu’elle apparaît dans les romans de Miller a été condamnée à une période qui paraît maintenant révolue… En revanche, il est envisageable que les censeurs aient trouvé là le prétexte qui leur permettait de museler un auteur dont la liberté de ton et l’indépendance d’esprit leur semblaient dangereuses, potentiellement subversives.
On pourrait également répondre à cette question de l’obscénité en interrogeant la définition même du mot, car ce que l’on peut juger obscène, immoral, offensant et contraire au bon goût peut dépasser, et de très loin, le seul champ de la représentation de la sexualité… Et pour en terminer sur le sujet de l’arbitraire qui a constamment prévalu dans les procès faits à Henry (et à tous les auteurs qui, à travers les siècles, ont vu leurs œuvres mises à l’index, interdites ou brûlées), on peut citer les propos de l’écrivain et juriste américain Theodore Schroeder, repris par Miller dans son opuscule L’Obscénité et la loi de réflexion : « L’obscénité n’existe dans aucun livre ou tableau mais n’est qu’un mode de l’esprit de celui qui lit ou qui regarde. »
Pour conclure, on peut signaler qu’il existe bel et bien des textes pornographiques dans l’œuvre de Miller, écrits sur commande à une époque de vaches maigres, pour lesquels il touchait un dollar la page, et qui étaient revendus très cher, sous le manteau, à des amateurs fortunés. Ces nouvelles, pour lesquelles il n’a jamais été poursuivi, ont été publiées après sa mort dans un recueil intitulé Opus pistorum, alors qu’il avait émis le souhait qu’elles ne le fussent jamais – pas qu’il en eût honte, mais il estimait les avoir rédigées sous la contrainte et les jugeait peu intéressantes et plutôt ennuyeuses. J’aurais tendance à être d’accord avec lui sur ce point…

Si vous ne deviez retenir qu’un livre d’Henry Miller, lequel serait-ce, et pourquoi ?
Je choisirais sans doute Tropique du Cancer, pour des raisons sentimentales, très certainement, car c’est pour moi le roman décisif de notre « rencontre », celui qui m’a donné l’envie d’explorer la totalité de l’œuvre d’Henry. Mais c’est également le roman qui a révélé Miller, l’a fait connaître et reconnaître par ses pairs et accéder au statut d’écrivain. De plus, ce texte a eu une destinée tout à fait particulière puisqu’il incarne un combat de plusieurs décennies pour la liberté d’expression, contre le puritanisme et la bigoterie. Enfin, ce premier Tropique est tout entier empreint de la bonne humeur et de l’énergie indéfectible, bouillonnante et brouillonne, qui sont l’essence même de son auteur.
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