Interviews


Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Yves Gauthier – Un baryton au panthéon russe
propos recueillis par Hélène Leboucher

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En quoi la figure de Vladimir Vyssotski vous a-t-elle inspiré ?
Quand on plonge une cuillère à long manche dans le tonneau de son œuvre, on n’en racle jamais le fond. Parce que l’œuvre de Vyssotski est un tonneau sans fond ! Il y a versé une poésie à la fois noire et lumineuse, on y entend la voix de la rue et du ciel, du peuple et des anges. Une seule et même chanson de lui peut être simultanément une pièce de théâtre, un roman policier, une fable philosophique, une historiette de comptoir, une allégorie, un cri, un rire, un conte sage, un conte fou. Il a marié l’insolence à l’élégance dans un surgenre qui n’appartient qu’à lui. J’ai remarqué une chose : ceux qui ne l’aiment pas pontifient ; ceux qui l’aiment en bégayent (l’émotion). Sachant qu’on bégaye moins en écrivant, je lui ai consacré un livre.

En quoi Vyssotski est-il représentatif (ou pas) d’une Russie qui a vécu ?
Je tique un peu sur les mots « qui a vécu » parce que l’expression tend à reléguer Vyssotski dans un passé révolu, et donc à le chasser de la Russie d’aujourd’hui. Même trente-cinq ans après sa mort, il est trop présent, trop actuel pour se voir ainsi rangé dans l’histoire. Je tique aussi sur le mot « représentatif » parce qu’une personnalité singulière comme la sienne ne peut représenter qu’elle-même. Et pourtant la question est bien posée : par un étrange pouvoir de réincarnation, Vyssotski a le don de faire vivre dans ses chansons tous les personnages de son temps, du voleur au poète en passant par le sportif, le militaire, l’ouvrier, le paumé. On a pu dire que son œuvre était « une encyclopédie de la vie soviétique », tout comme celle de Pouchkine avait été « une encyclopédie de la vie russe ».

Quelle anecdote de sa vie mérite particulièrement d’être racontée ?
En août 1979, Vyssotski s’est rendu à Sotchi où il est descendu à l’Hôtel des acteurs. C’est là que sa chambre a été visitée par des cambrioleurs qui lui ont dérobé vêtements et papiers. En rentrant du poste de la milice où il venait de déclarer le vol de son permis de conduire, il a trouvé un billet à son attention : « Cher Vladimir, excuse, on savait pas que c’était toi. Ton jean est déjà vendu, on est désolés, par contre on te rend ton blouson et tes papiers. » L’anecdote illustre non seulement l’incroyable popularité de Vyssotski, mais aussi son autorité morale propre à rendre les gens meilleurs…

Vous avez aussi écrit la biographie de Youri Gagarine : avait-il des points communs avec Vyssotski ?
On sait qu’ils se sont rencontrés et appréciés, je raconte comment dans mon livre. Leur principal point commun tient dans leur faculté de cristalliser, de fédérer les sympathies. Ce sont deux icônes, deux symboles dans lesquels les gens se reconnaissent, deux objets de fierté nationale, deux dieux : on pourrait presque dire que ce pays est bithéiste ! Tous les sondages d’opinion les placent en tête des personnalités les plus populaires de la Russie. Ce sont aussi deux enfants de la guerre, avec une forme commune de résistance à l’adversité. Et puis, d’une façon un peu plus mystique, on pourrait dire que tous les deux tutoient les étoiles, chacun à sa manière… « J’ai lié ma vie un peu trop vite avec une étoile ingénue », dit mystérieusement Vyssotski dans son Chant des étoiles

Si vous deviez retenir une seule de ses chansons, laquelle serait-ce ?
(Soupir, hésitation.) Une seule chanson ? Vous êtes cruels… La Chasse au loup. « C’est la chasse aux loups qui fait rage, c’est la chasse aux loups !/ Aux gros pères à poil gris comme aux petits loulous./ Tous les rabatteurs crient, les chiens s’arrachent la glotte,/ Sang sur la neige et drapeaux rouges à l’air qui flottent. » Le loup, c’est le poète. Dans l’œuvre de Vyssotski, il tient la place de l’albatros chez Baudelaire. On peut penser aussi à La Mort du loup d’Alfred de Vigny, sauf que là, le loup échappe à la traque et au carnage par la désobéissance, par la transgression, en forçant un barrage d’épouvantails que ses congénères regardaient depuis toujours comme un tabou inviolable.
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