Interviews


Minneapolis – Minnesota (États-Unis)
Année 2008
© Sandrine Uccellini

Philippe Sauve – Le moteur à la peur
propos recueillis par Hélène Leboucher

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D’où vous est venue l’idée de descendre la Lena en canoë ?
Je suis parti en Sibérie descendre en canoë le fleuve Lena, dans le seul but d’atteindre une région dépeuplée où mon âme allait se remplir de nature. Mon voyage fut un processus de désintoxication. L’être ordinaire et civilisé que j’étais avant de partir aspirait à la liberté. Je ne voulais plus être le consommateur endormi, rêvant à des évasions impossibles, mais un individu libre arpentant la réalité du vaste monde. La planète abrite encore des lieux sauvages où l’homme, s’il s’obstine et survit, peut se métamorphoser en « surhomme ». Le seul moyen que nous ayons de réaliser nos vies, en prenant l’exemple du Christ selon les croyants ou du puissant penseur qu’était Nietzsche, est d’accomplir un long pèlerinage dans la douleur duquel le corps et l’esprit s’éveillent. La Lena sibérienne fut mon chemin de croix, grâce auquel j’ai ouvert les yeux. J’y ai découvert, au fil des coups de pagaie, tout le potentiel physique et psychique qui sommeillait en moi. Pendant quatre mois de navigation, j’ai bravé les vents avec une énergie vigoureuse, supporté la pression des cieux et mes humeurs changeantes. De la nostalgie à la tristesse de la félicité, de la joie à la peur intense, j’ai vécu pleinement l’aventure de la vie. Sur ce chemin que je souhaitais dépeuplé, hors des sentiers battus, j’ai aussi rencontré des femmes et des hommes. Ceux-ci m’ont apporté, par leur regard, autant de bien qu’ont pu le faire le bush insondable et la solitude. Je suis parti en Sibérie pour vivre une expérience solitaire dans la nature, j’en suis revenu réconcilié avec mes semblables.

Vous avez souvent eu peur en Russie… Pourquoi ?
Qui voyage sans peur n’est pas sorti des sentiers battus. Je me méfie de ceux qui content leurs péripéties sans évoquer les peurs qui les submergent. La peur devant l’inconnu est le premier frisson qui parcourt l’échine du vagabond audacieux. C’est le bel instant de la perte des repères qui tient l’individu en équilibre, la raison unique de celui qui part à l’aventure. Sans la peur, le voyage n’est pas un engagement, mais affaire de tourisme. L’inconnu des régions sibériennes fut si grand que d’innombrables peurs m’ont envahi : une rue glauque de la ville d’Irkoutsk occupée par des Russes patibulaires, le compartiment fumeur du Transsibérien où je dus contenir les excès d’ivresse d’un militaire tadjik, les premiers coups maladroits de pagaie qui faillirent me jeter à la baille, l’omniprésence de l’esprit de l’ours autour du campement ou dans la nuit noire sont autant de raisons de frissonner. La Russie est un pays rude pour un Européen de carrure plutôt frêle, qui préfère la poésie à la boxe. Le lecteur, peu habitué à lire pareilles choses sous la plume des voyageurs, qui relatent davantage leur bravoure que leur faiblesse, a ainsi pu s’identifier et s’imaginer capable d’accomplir la même aventure. Je suis très heureux d’avoir donné des ailes à certains.

Quelle perception du voyage en solitaire l’écriture vous apporte-t-elle ?
L’écriture est ma confidente. Une amie chère que je chéris et qui reçoit sans jamais dire assez tous les maux du voyage. Dans la solitude, sur un canoë qui dérive, au fil des jours silencieux, après des semaines de navigation, le voyageur se parle sans cesse. Il répond à sa voix intérieure, la voix de l’âme qui lui soumet des idées complexes, parfois étranges. Lorsque la discussion se prolonge, en état méditatif, il paraît possible de répondre à des questions complexes de l’existence telles que « Qui est Dieu ? » ou encore « Puis-je me rappeler le moment où j’étais dans le ventre de ma mère ? » ou enfin « Qu’est-ce que la mort ? »… En laissant ma voix intérieure travailler ainsi avec ma conscience, j’ai en effet répondu à certaines des questions les plus énigmatiques. L’écriture a été l’outil qui m’a permis de matérialiser les réponses, en les rédigeant sur les pages vierges de mon journal de bord, avec hâte de peur qu’elles se perdent à jamais dans le labyrinthe de l’esprit. J’ai aussi pratiqué le jeu de l’écriture contemplative en me livrant à des descriptions détaillées des décors qui se déroulaient sous mes yeux, à la manière du peintre qui peaufine son tableau.

Vous voyagez avec une caméra. Que vous permet-elle de retranscrire différemment de l’écriture ?
Il n’y avait pas de scénario écrit au départ de l’aventure. La seule trame du film était la descente du fleuve, qui devait me conduire de sa source à l’océan Glacial Arctique. Au début du voyage, lorsqu’il m’arrivait des situations cocasses, je prévoyais pour le lendemain d’en faire un sujet de film. Sauf que le lendemain, ce que j’avais vécu la veille n’existait plus et n’allait plus se reproduire. J’ai compris alors que je devais rester connecté à l’instant présent et toujours prêt à en filmer le déroulement. Ceci dans le but de réaliser un film qui se rapprocherait le plus de la réalité. Par l’écriture, nous pouvons relater ce qui s’est passé la veille ; avec une caméra, c’est impossible, à moins de mettre en scène et de faire du cinéma. Les contenus d’un livre et d’un film de voyage sont toujours aux antipodes. Ce sont deux entités distinctes que le spectateur doit savourer sans tenter de comparaison. Ce sont deux moyens d’expression que j’utilise dans chacun de mes voyages.

Un film retranscrit-il selon vous l’esprit du voyage ou du vagabondage tels que vous aimez les pratiquer ?
J’ai été profondément touché par le film de Sean Penn Into the Wild, à la fois parce qu’il décrit parfaitement les états d’âme du voyageur que je suis et parce que j’étais en route pour l’Alaska au moment où le héros Christopher J. McCandless a vécu son aventure. Nous étions au même âge, tous les deux épris d’un idéal et d’une volonté d’absolu qui nous ont guidés vers les contrées sauvages de l’Alaska ; sans doute y avait-il ces années-là des aspirations à la liberté qui n’existent plus chez les voyageurs modernes… Nous aurions pu nous croiser. À la différence du jeune voyageur américain, la route ne m’a pas pris la vie, même si elle a tenté de le faire un jour de février 1993, tandis que je luttais contre le froid qui voulait m’endormir. McCandless est entré dans l’histoire des voyageurs authentiques ; de mon côté, j’ai pu rentrer chez moi sain et sauf…
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