Interviews


Monument Valley – Utah (États-Unis)
Année 2007
© Martin Salon

Olivier Salon – Des cimes en nombre
propos recueillis par Léopoldine Leblanc

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Quand avez-vous grimpé pour la première fois ?
Aussi loin que je me souvienne, j’ai grimpé en famille à Fontainebleau. J’aimais le contact du grès, à la fois soyeux et granuleux, j’aimais l’exercice, j’aimais l’effort qui permettait, par ténacité, de surmonter certains blocs récalcitrants. J’aimais la variété des formes et des hauteurs, le risque parfois (à une époque ancienne où les crash pads se réduisaient à de simples paillassons), les astuces qu’il fallait trouver (ou bien celles que l’on se passait sous le manteau) pour réussir tel ou tel bloc. Là fut ma formation.

Votre vie mêle mathématiques et littérature, y a-t-il un lien entre ces deux domaines du savoir ? Et dans quelles circonstances avez-vous rejoint l’Ouvroir de littérature potentielle ?
Il n’y a pas de lien a priori entre ces deux disciplines. Mais c’est l’esprit humain seul qui fabrique les cloisons. Notre éducation nous apprend, dès le collège, à séparer toutes les disciplines (histoire et géographie restant encore associées). Un esprit plus malin, comme celui de François Le Lionnais, le penseur et l’inventeur de l’Oulipo, peut imaginer d’établir des ponts entre mathématiques et littérature : de concevoir une énigme policière que seul un mathématicien peut résoudre (Le Duc de Densmore, de Claude Berge), un livre entièrement bâti sur un objet mathématique récent (La Vie mode d’emploi, de Georges Perec), une structure algébrique servant de support à un conte (La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador, de Jacques Roubaud), un poème écrit comme La sextine (forme inventée par le troubadour Arnaut Daniel, à la fin du XIIe siècle), mais non plus fondé comme la sextine sur le nombre 6 mais sur d’autres nombres (désormais appelés nombres de Queneau). C’est précisément par les mathématiques que j’ai rejoint l’Oulipo, grâce à Jacques Roubaud rencontré dans un séminaire de théorie des nombres. Car il y a toujours eu au sein de l’Oulipo un certain nombre de mathématiciens, susceptibles d’apporter des idées ou des structures nouvelles.

Que recherchez-vous encore dans l’ascension d’un sommet ou d’une paroi ?
Plusieurs éléments me guident vers chaque face ou chaque sommet. Avant tout le plaisir. Celui-ci ne s’explique pas vraiment : il est là. Il provient du contact du rocher, de la face à « vaincre », du fait de partir du bas et de parvenir au sommet, qui constitue une élévation du corps et, partant, de l’être. Mais aussi, la façon de progresser, l’élégance recherchée des mouvements, l’énigme qu’il faut résoudre à chaque passage plus difficile… concourent à procurer une satisfaction pleine, une manière de transcendance de soi-même. Et parfois la performance. L’alpiniste, le montagnard, le bleausard ne peuvent s’empêcher de fournir une liste de courses, de voies de falaise, de blocs qui donnent son « niveau ». Le plaisir sera d’autant plus grand qu’une nouvelle paroi, plus dure que ce niveau, sera gravie. Toutefois, avec les ans, la performance ne vient qu’en arrière-plan. Ce qui demeure, c’est le plaisir intense de l’élévation dans le plus beau cadre que la nature puisse nous offrir.

Votre pratique de la montagne est-elle toujours une source d’inspiration littéraire ?
La montagne est une source de plaisir. Elle ne donne que rarement lieu à un récit. Au vrai, c’est presque le hasard qui m’a conduit à raconter El Capitan, à proposer ce texte inhabituel à Michel Guérin qui l’a aussitôt accepté, puis à écrire, à sa demande, deux nouveaux récits. Or il faut plutôt, pour pouvoir raconter quelque chose, que tout ne se soit pas bien passé. Le bonheur n’a pas d’histoire, dit-on avec raison. L’ascension ordinaire se vit mais ne se raconte pas. Voilà pourquoi je souhaite que ma pratique de la montagne reste au degré du plaisir de la pratique en elle-même, c’est-à-dire de l’effort et du partage. L’écrit ne vient qu’à l’occasion, et cette occasion n’est pas toujours recommandable.

Un récit de montagne que vous recommandez ?
J’aime les conteurs, et j’aime les conteurs qui ont « du style », « une patte », « du chien », une marque, appelons cela comme on le veut. Ils ne sont pas nombreux.
Un récit qui m’a beaucoup marqué est Un petit tour dans l’Hindou Kouch, d’Eric Newby. Cet écrivain, aussi drôle que Gerald Durrell, aventurier des mers (La Dernière Course du blé) comme des cimes, raconte dans un plus pur style British, avec un humour corrosif, l’aventure de deux copains se lançant à l’assaut du Mir Shamir, sommet de plus de 6 000 mètres de l’Hindou Kouch afghan. Eric Newby vient d’arrêter sa carrière dans la mode en 1956 et repart en voyage, avec un ami diplomate. Aucun des deux ne veut avouer à l’autre sa totale inexpérience en la matière. Ils ne sont absolument pas préparés à la montagne. Ni préparés à une telle aventure. Et comme le récit d’Eric Newby est drôle !
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