Interviews


Corridor du Wakhan (Afghanistan)
Année 2000
© Philippe Valéry

Philippe Valéry – L’Asie chevillée au corps
propos recueillis par Léopoldine Leblanc

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D’où vous vient votre attrait pour l’Orient ?
Très jeune, j’ai été confronté à l’art japonais, car mes parents tenaient d’un arrière-arrière-grand-père, paraît-il, des estampes japonaises et des masques noh. Puis, à l’été 1983, à l’âge de 19 ans, j’ai travaillé comme ouvrier au Japon, et ce pays m’a fasciné. Le Français, élevé dans l’idée que sa culture, cuisine incluse, est la plus fine d’Europe et sans doute du monde, y découvre un univers à bien des égards plus raffiné, plus sophistiqué et plus complexe que le sien. Ensuite, à l’âge de 21 ans, j’ai voyagé, sac au dos, en Asie du Sud-Est, avant de vivre trois ans au Japon de 1986 à 1989. L’Asie prend racine en vous et, lorsqu’elle est absente, son exotisme et ses mystères viennent à vous manquer. Surtout quand vous êtes célibataire et que l’attrait de l’ailleurs est une composante essentielle de votre vie.

Dix ans après votre retour, comment resongez-vous à votre grand voyage à pied de Marseille à Kachgar ?
Mon voyage a été une expérience magnifique et m’a enrichi de souvenirs merveilleux. J’ai trouvé sur place ce que j’attendais : des personnes amicales, souriantes, accueillantes, qui ont changé en moi l’image étriquée que l’on a des contrées que j’ai traversées si l’on ne voit le monde que par le prisme déformant de la télévision – Serbie, Turquie, Iran, Afghanistan, par exemple. Je ne doutais pas de cela, mais il est rassurant aussi de se rendre compte par soi-même que les hommes peuvent s’entendre, et c’est là le souvenir le plus fort, l’impression d’ensemble que je retire de mon voyage. Ensuite, j’ai bien sûr d’autres images plein la tête, celle de paysages merveilleux aux confins de l’Afghanistan et du Pakistan, celles des villes de Venise, Boukhara, Samarcande, et surtout Ispahan, où j’ai pris l’une des plus belles photos de ma vie. Également la rencontre avec des loups qui m’effrayaient, l’arrestation par quatre polices différentes, dont la terrible police religieuse iranienne qui m’obligea à trouver un mois refuge à l’ambassade de France à Téhéran.

Rétrospectivement, quel pays et quel moment vous ont le plus marqué ?
J’ai des souvenirs forts dans chacun des quinze pays que j’ai traversés (après la France et Monaco), mais, sans aucun doute, l’Afghanistan est celui qui m’a le plus profondément marqué, car il s’agit là autant d’un voyage dans l’espace que dans le temps. L’endroit le plus reculé d’Afghanistan est le corridor du Wakhan, une longue vallée qui grimpe à plus de 3 000 mètres d’altitude, entre deux chaînes de montagnes gigantesques : au nord, le Pamir ; au sud, l’Hindu Kush. Cet étroit couloir est resté sous domination afghane, alors qu’à la fin du XIXe siècle l’armée russe visait l’accès aux mers chaudes du Sud et que les troupes britanniques se préparaient à en découdre pour garder la richesse des Indes. Finalement, la famine ayant touché la Russie, les armées du tsar n’avaient plus de crédit et les deux pays ont signé un accord pour définir une zone neutre, qui était ce fameux corridor du Wakhan, sous administration afghane. Aujourd’hui, le corridor reste une zone recluse, où l’argent ne circule pas, où il n’y a ni médecin ni médicaments, pratiquement pas d’écoles, et où seuls quelques détails vous rappellent que vous n’êtes pas au Moyen Âge. Je dus me charger de thé et de diverses marchandises légères à offrir à mes futurs hôtes ou à troquer le cas échéant. Au bout du couloir, ce n’est même plus le Wakhan : c’est le Pamir afghan, qui s’élève là à plus de 4 000 mètres et où vivent des Kirghizes, avec leurs yacks, leurs chevaux et des moutons, seuls animaux survivant à cette altitude. C’est de là que j’ai pu entrer illégalement au Pakistan, après trois jours de marche en suivant une caravane de yacks qui m’avait d’ailleurs abandonné en emportant mon sac à dos.

Entre l’écriture et la photographie, vers quoi penchez-vous ?
Je préfère ne pas choisir, mais la photographie est, de fait, plus présente dans ma vie quotidienne actuelle. Après mon voyage à pied sur la route de la soie, j’ai vécu de nouveau au Japon de 2002 à 2009, et je transportais presque toujours dans mon sac à dos un petit appareil photo pour saisir une scène de la vie quotidienne ou une situation cocasse du métro. L’écriture est, de fait, aujourd’hui plus intermittente. Quand vous avez un travail salarié très exigeant, une femme et trois enfants jeunes, votre vie est bien remplie et, le week-end, je cherche le plus souvent un complément de sommeil avant l’écriture. Il y a quand même eu une exception notable lors de l’écriture récente de mon livre sur le Japon.

Quel est votre métier actuel et à quoi votre expérience du voyage au long cours vous sert-elle ?
Aujourd’hui, je suis directeur de la seule filiale artisanale du groupe Saint-Gobain, la verrerie de Saint-Just qui produit, à côté de Saint-Étienne, du verre soufflé à la bouche, qui est ensuite aplani pour en faire du verre pour les vitraux ou pour de la vitrerie ancienne. L’entreprise avait produit, il y a longtemps, les verres pour les vitraux de Chagall, Matisse ou Miró, et s’il y a un carreau cassé à Versailles, il y a de fortes chances que ce soit à nous que l’on fasse appel pour le remplacer. Nos clients sont des artistes, des maîtres verriers et menuisiers, et c’est un grand bonheur que de travailler avec eux pour créer de la beauté dans un monde qui en manque parfois. Mon voyage m’a certainement apporté un peu du recul, de la placidité et de la réflexion sur l’importance relative des choses et sur la notion de bonheur, entre autres. Quand, en Afghanistan par exemple, vous devez demander le droit de traverser leur territoire à des hommes en armes, et que vous jouez un peu votre vie sur leur décision, certaines discussions ou négociations professionnelles paraissent nettement plus aisées…
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