Interviews


Paris (France).
Année 2011
© Christophe Henry

Pierrick Bourgault – Un long goût de café
propos recueillis par Antoine Dectot de Christen

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Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux bistrots ?
Grâce au café de mon grand-père, qui fut l’un des paradis de mon enfance. Si cette première immersion avait été désagréable ou menaçante, j’aurais sans doute détesté les bistrots : les gens y parlent fort, boivent, parfois s’enivrent et fumaient abondamment. Ce n’est pas un endroit pour les bambins, mais ma cousine et moi étions reçus comme des petits princes par le vieux mutilé de guerre. L’intérêt et l’affection furent réciproques. À l’époque, les distractions rurales étaient rares, à part l’école et la messe, quelques séances de théâtre de patronage et la fête communale annuelle. La radio s’adressait aux adultes, l’unique chaîne de l’ORTF en noir et blanc nous semblait trop sérieuse, passé le bref rendez-vous de « Bonne nuit les petits ». Infiniment plus vivant et ouvert en permanence, le bistrot était la boîte à surprises : habitués et clients de passage y commentaient l’actualité, chuchotaient leurs secrets de grandes personnes que l’on croyait comprendre, racontaient des histoires drôles, chantaient à certaines occasions… Le goût du café m’est resté.

Qu’est-ce qui caractérise l’univers des bistrots ?
Les cafés et buvettes de la planète se ressemblent et sont paradoxalement tous différents. Tables, chaises, souvent un comptoir, révèlent leur grande simplicité conceptuelle. Sur tous les continents, il existe des débits de boissons à consommer sur place où les gens viennent passer du temps, parler ou non avec leurs voisins, observer le mouvement du monde. L’inverse est également vrai : les cafés sont tous différents, selon leur situation, l’aménagement, la décoration et l’histoire du lieu, les personnalités qui les animent – à l’exception des chaînes (Indiana, Starbucks…) qui cultivent la similitude avec un personnel interchangeable et vêtu aux couleurs du groupe. Les différences se retrouvent alors dans les vies rassemblées à cet instant-là, dans cette combinaison aléatoire de clients et d’employés, ainsi que dans leurs interactions. Le bistrot est un lieu de créativité, de croisements d’histoires. On peut aimer ce concept, comme celui du théâtre, de la feuille blanche ou du tableau noir.

Quel serait l’établissement idéal ?
Idéal pour qui ? Certains vont au café pour rechercher l’animation, le passage et les conversations, d’autres au contraire pour passer une heure tranquille – et c’est parfois le même individu, saisi dans des instants différents. À ces attentes contradictoires, le bistrot offre sa réponse : « Asseyez-vous en terrasse, sur une table à l’écart ou restez debout au bar. » Chaque bistrot cartographie ainsi sa convivialité. L’autre équilibre se situe entre le plaisir de retrouver des personnes et des lieux connus, voire routiniers, et un désir de nouveauté. À condition d’y passer du temps et de savoir surgir au bon moment, n’importe quel bistrot offre cet équilibre. Un seul conseil : osez pousser la porte ! Plus prosaïquement, les clients apprécient un accueil aimable, des boissons de qualité et des tarifs doux.

Comment voyez-vous l’évolution et l’avenir des bistrots en France ?
La grande dégringolade – de 400 000 après-guerre à moins de 40 000 aujourd’hui – risque de se poursuivre car les causes de cette disparition demeurent. Certaines sont liées aux lois : l’impossibilité de créer un bistrot à moins de racheter une licence IV, la répression anti-tabac et anti-alcool. D’autres causes viennent de l’évolution de la société : de moins en moins de clients vont au café chaque jour, l’offre en loisirs, en communication et en occasions de rencontre se révèle de plus en plus vaste grâce aux applications numériques omniprésentes et gratuites, du moins en apparence. Les bistrots ont survécu à de grandes mutations : pour se chauffer, on ne va plus y acheter son charbon et, pour téléphoner, il n’est plus nécessaire d’utiliser leur cabine. Le désir de fêtes, d’expression et de convivialité demeure, ainsi que celui de rencontres dans le monde réel. Les tenanciers de bistrot devront jouer sur toute la panoplie des produits locaux, animations festives, expositions d’artistes locaux, concerts et événements divers, de plus en plus complexes à organiser légalement. Pourront-ils survivre avec un chiffre d’affaires aussi irrégulier ? Auront-ils le temps d’exercer toutes ces compétences ? Les voisins supporteront-ils l’afflux soudain de la clientèle ? Notre société n’est-elle pas déjà trop normée, administrative, virtuelle ? Par exemple, pour organiser un concert, rares sont les bistrots qui respectent à la fois la SACEM, l’Urssaf et le droit du travail, un défi matériellement impossible à relever !

Avez-vous déjà pensé à passer de l’autre côté du comptoir ?
Effectivement, à certaines périodes, j’ai porté le tablier. Au bar de l’école, j’aimais bien assurer mon tour de service. Lors de mon époque vigneronne, à l’occasion des grandes portes ouvertes du domaine, je servais les verres de dégustation, je les lavais, j’expliquais les vins. Mais l’amour du voyage fut le plus fort, je n’ai jamais réussi à choisir un métier sédentaire. À bien y réfléchir, bistrotier n’est pas un métier sédentaire : même s’il reste derrière son comptoir, tel un marin ou un chauffeur routier, il verra le flot de clients évoluer, le paysage changer.
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