Interviews


Poconé – Mato Grosso (Brésil)
Année 1974
© Patrick Manoukian

Patrick Manoukian – Plus café que musée
propos recueillis par Marine de Bouillane de Lacoste

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En quoi les années hippies ont-elles marqué votre jeunesse, mais aussi votre état d’esprit d’adulte ?
Je suis né dans une famille immigrée très pauvre. Nous vivions à cinq dans une pièce et mon père était ouvrier chez Renault. J’étais bon élève et ai vite développé le complexe du fils de prolétaire premier de la classe. En 1968, j’allais à la fac de droit en costard-cravate, c’est dire ! J’ai vécu le début des événements dans le service d’ordre des gauchistes d’Assas, par amitié pour un militant du PSU, et je les ai terminés en créant les affiches du Mouvement des jeunes gaullistes, par amitié pour mon père. Mais j’ai surtout vu ensuite se rabougrir en chapelles et en partis les espérances de tout bord. Le mouvement hippie avait l’avantage d’ouvrir nos esprits enfumés sur le monde entier. Je crois que mon esprit d’adulte est resté ouvert grâce à ces années joyeuses. Plus que l’idée que rien n’est interdit, c’est l’idée que tout est possible qui animait le mouvement hippie.

Quelle place la pause et la nonchalance tiennent-elles en voyage ?
J’aime beaucoup un passage du Génie et la Déesse dans lequel Aldous Huxley explique sa théorie de la catalyse des sentiments. Nous sommes souvent pareils à une solution trouble saturée de sentiment, où toutes les émotions restent en suspension, à l’état latent, en situation d’indétermination. Puis soudain un élément extérieur provoque une réaction, une catalyse, et notre perception des choses prend forme, « jusqu’à ce que l’on obtienne un cristal de plaisir… ». Pour moi, le voyage nous nourrit d’émotions et de sentiments, mais c’est au calme de la pause que se produit la cristallisation. Ce n’est pas une réaction que nous pouvons provoquer. Nous pouvons juste nous y prédisposer. Il faut être immobile pour frissonner de ces instants-là qui nous replacent, le temps de quelques minutes précieuses, dans notre trajet, dans notre histoire et dans notre géographie sentimentale.

De l’Islande au Bronx, de l’Indonésie au Brésil, quel ressort vous pousse à voyager ?
Je suis d’abord attiré par les paysages, ruraux ou urbains. Je suis aussi davantage sensible aux ambiances qu’aux cultures. Je suis plus café que musée, et je préfère remonter vers la culture à partir des choses de la vie quotidienne, des musiques, des croyances. J’ai aussi du mal à voyager dans un pays dont je ne sais pas apprécier la musique. Mais le ressort principal est ce que j’appelle une « généreuse solitude ». Être seul parmi ceux qu’on va quitter, loin des siens qu’on va retrouver, et partager sa fière solitude avec les deux. Aux autres en leur apportant l’émotion et la sincérité d’une rencontre passagère, aux siens en leur rapportant le récit d’émotions et de rencontres étrangères. L’équilibre est difficile pour ne pas tomber dans l’égoïsme du voyageur solitaire et, souvent, les uns comme les nôtres ne voient pas notre générosité. Pourtant, elle existe en chaque voyageur.

Êtes-vous nostalgique de la liberté vagabonde des années peace and love ?
Dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu qu’une vingtaine d’années avec la pilule et sans le sida, et nous avions 20 ans à ce moment-là. Ça a donné à nos voyages une liberté qu’on ne peut concevoir aujourd’hui. Il ne faut pas oublier non plus que nos voyages étaient nourris des théories de maîtres à penser : Althusser, Sartre, Aron… Enfin, nous étions une génération gâtée, choyée, privilégiée, mais nous étions généreux. Je suis sidéré qu’au cours des vingt dernières années, malgré le génocide au Rwanda, des guerres ethniques en Europe, des dictatures à nos portes, nous n’ayons jamais vu la jeunesse descendre dans la rue sinon pour demander plus de confort et une meilleure retraite. Je pense qu’il manque aujourd’hui la générosité dévastatrice que nous avions.

Quels livres de voyage vous inspirent ?
Moravagine, bien sûr, pour les rocambolesques aventures de Cendrars et de son double inquiétant. Et puis, indiscutablement, les récits de voyage du marquis de Wavrin dans l’ancienne et belle collection de Payot, parce qu’un type qui s’appelle Robert Frédéric Jean Marie Joseph Ghislain, est marquis de Wavrin et passe vingt-cinq ans de sa vie à courir l’Amazonie ne pouvait que me faire rêver de voyages aventureux. Mais mon livre de référence, qui pourtant n’a rien à voir avec les voyages, est L’Arrangement d’Elia Kazan. Plus pour la vie de l’auteur que pour le thème, pourrait-on penser, mais je trouve dans certains thèmes de ce livre quelque chose de très proche de la nonchalance. Je partage l’idée que notre vie, quelquefois, ne nous apparaît plus que comme un simple et confortable « arrangement ». Dans le roman, Eddy Anderson s’en rend compte durant sa convalescence à la suite d’un accident de voiture. Je m’en suis moi-même rendu compte au retour de mon premier grand voyage. Mais la question centrale de l’ouvrage est de savoir si l’événement déclencheur n’était vraiment qu’un accident de la route, ou un acte volontaire de suicide. Ce qui renvoie à la question de savoir si l’élément déclencheur d’un grand voyage n’est qu’un accident de la vie, ou l’attirance vers une sorte de suicide social salutaire…
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