Interviews


Sur la plage d’Aytré – Charente-Maritime (France).
Année 2020
© Chloé Joly

Virginie Troussier – Souffler est bien jouer
propos recueillis par Agnès Guillemot

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Que possède de particulier le windsurf par rapport aux autres sports nautiques à sensation tels que le surf, le ski nautique… ?
Le windsurf nous offre un voyage. C’est une petite embarcation, autonome, qui ne prend aucune place dans le décor et permet d’aller au large par la seule force du vent. On s’oriente par rapport à lui, on se rapproche de son lit, on s’en éloigne, on accélère, on traverse des paysages, des estampes. C’est à la fois magnifique et intense car la poussée vélique offre des sensations inédites. C’est aussi avant tout un sport de vitesse, le windsurfer se transforme en boule de feu. Avant cela, il a observé la mer, senti le vent… car il ne suffit pas d’appliquer des conseils techniques pour naviguer. Le windsurfer doit ressentir au plus profond de son être les variations de son environnement, prendre le pouls de l’océan pour s’accorder. C’est une sensibilité physique, charnelle, artistique. Il faut beaucoup aimer la mer pour pouvoir la lire et vouloir s’y plonger. Ensuite, il faut du souffle, des nerfs et de la fougue.

En quoi cette discipline vient irriguer votre vie hors de l’eau ?
À travers cette discipline, je sens mon corps du crâne jusqu’aux orteils. À chaque fois que je sors de l’eau il est sculpté, prend de nouveaux contours, et je perçois qu’il est fait de la même chair que le monde. C’est là que mon existence m’apparaît, dans mes muscles et mes tendons, dans ma peau et dans mes nerfs. Cette discipline accroît mon sentiment d’existence. Elle m’apprend aussi à composer avec l’incertitude, l’intermittence, et développe mon engagement dans un présent pur. J’ai compris qu’un nuage avait autant d’importance qu’une maison. J’aime la promesse de légèreté du vent : Je ne souhaite rien fonder, je me détourne des édifices humains, des constructions, des possessions. J’aime être de passage, habiter pour un temps une côte, des espaces vastes et changeants. J’ai appris la beauté de l’éphémère et à savourer l’instant précieux. J’ai saisi mon besoin de fusion avec la nature sublime, j’ai rendu l’âme à mon corps.

Quel est votre rapport au risque, au danger ? Ne vous sentez-vous pas parfois tel un fétu de paille ? Aimez-vous cela ?
Pas vraiment. Le windsurf fait jaillir la puissance des corps. Jamais le corps ne m’est apparu aussi énergique, sollicité. Il éprouve sa résistance, sa coordination, son intelligence. Mais il est vrai qu’en pleine tempête, lorsque l’océan venté a une couleur imprégnée de beauté violente, lorsque je traverse une voûte dense, un arceau fourmillant de fluide aimanté, j’ai conscience que l’équilibre est précaire et qu’il suffit d’un moment de relâchement pour que les vagues m’emportent. Alors je suis parfois angoissée, mais ce n’est pas ce que je recherche. Si les conditions sont extrêmes, je réfléchis avant d’y aller. Le risque n’est jamais une fin en soi, j’accueille la peur pour les sensations qu’elle va m’offrir. Une navigation risquée sera toujours plus réjouissante, intéressante, qu’une navigation tranquille : les vagues, le vent fort, tout cela reste une promesse d'intensité.

Seule sur votre planche, comment considérez-vous les autres windsurfers ?
Tant qu’ils sont derrière, nous sommes en bons termes ! Blague à part, ce sont des compagnons de bordée. Je peux compter sur eux et, comme nous partageons des sensations fortes ensemble, nous sommes tout de suite liés. Il y a toujours un signe, un sourire, quand on se croise sur l’eau. Et des discussions avant et après la session : nos spots préférés, nos vents fétiches. Les miens seraient Saint-Pabu, au nord de Brest, et le levante à Tarifa qui blanchit la mer, éclaircit l’air, et fait apparaître Tanger. Il est régulier et promet des sessions musclées.

Que fait la windsurfeuse que vous êtes pour patienter quand elle ne peut aller en mer ?
Quand il n’y a pas de vent, je prends un train et je vais à l’est, dans les Alpes, pour grimper, marcher, skier… Ou bien je sors un livre au bord de l’eau et je traque la prochaine risée. Ou encore je médite cette phrase de Françoise Sagan dans le recueil Avec mon meilleur souvenir : « Qui n’a jamais aimé la vitesse n’a jamais aimé la vie – ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne. […] La vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur. » Je songe aussi à mes héroïnes et héros de la mer, à Anita Conti, qui disait : « Tout passe, rien ne reste, et c’est ravissant », et à Thomas Traversa, chasseur de tempêtes, artiste sur la vague, qui a une grandeur d’âme lavée par tant de paquets de mer. Enfin, j’écris, ce qui demande une attention soutenue à ce qui nous traverse. Apprendre à sonder les sensations est pour moi un accès à la connaissance, c’est pour cette raison que je m’y attache. La sensibilité est le terreau de l’intellect.
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