Interviews


Village de Boubonitsy, sur le plateau du Valdaï – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Valentin Pajetnov – In memoriam
propos recueillis par Émeric Fisset, avec la précieuse complicité d’Yves Gauthier.

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L’auteur de Transboréal le plus proche de la nature
Des cent quatre-vingt-un auteurs que, depuis vingt ans, nous avons publiés de leur vivant, il en est un seul que moi, Émeric Fisset, n’ai jamais rencontré : Valentin Pajetnov. Et pourtant, combien j’ai désiré lui rendre visite à Boubonitsy, aux sources de la Volga, où sa femme et lui se sont établis il y a trois décennies et demie ! Valentin nous a malheureusement quittés, dans la soirée du mardi 8 juin, au bord d’un lac à proximité de son hameau. Force d’âme et de corps d’un homme parti pêcher encore à quelques jours de ses 85 ans ! On dit souvent que les gens qui font de grandes choses ne sont pas heureux dans leur vie privée, à cause des sacrifices exigés. Valentin, en inventant une relation fondamentalement nouvelle entre l’homme et le monde sauvage – et au prix de quels sacrifices ! –, a fait de grandes choses. Mais il a su atteindre aussi un état rare dans la Russie tourmentée de Dostoïevski : le bonheur. Le bonheur personnel, le bonheur familial, le bonheur conjugal. Le bonheur d’être soi avec eux. Mieux que l’amour toujours : l’amour tous les jours. Dans leur hospitalière isba, c’était à qui, de Valentin ou de sa femme Svetlana, dirait le premier qu’ils vivaient heureux ensemble : leur seule « dispute ». Nos pensées vont vers Svetlana Ivanovna, pleines d’une douloureuse affection. Reste un petit village où cohabitent à présent quatre générations animées par la grande cause pajetnovienne : vivre en intelligence avec les ours.

Une photo qui le révèle
Sur le portrait de lui que nous avions choisi de mettre en ligne, l’homme est là, entier. Sa casquette militaire, son maillot de batelier de la Volga, sa veste en grosse toile de coton dont on imagine les poches pleines de ressources et de trouvailles. D’une main, il tend une énorme coulemelle, tandis que l’autre paraît prendre le ciel à témoin. Son visage respire la bonhomie russe. Autant de simplicité chez un homme qui a pourtant arpenté les confins du pays : né près de Rostov-sur-le-Don, il a fait son service militaire dans le Sikhotè-Alin, sur le littoral du Pacifique, avant de vivre de la trappe dans l’Ienissei central pour achever sa vie sur le plateau du Valdaï, entre Moscou et Saint-Pétersbourg. De lui aussi, la photo de couverture de L’ours est mon maître, publié en 2015, où, impassible au milieu d’oursons orphelins, il en est le gardien, tellement désireux de les rendre à la vie sauvage qu’il évite de leur parler ou de les toucher, afin qu’ils ne s’habituent aucunement à l’homme.

Ses trois histoires les plus folles
L’autobiographie de Pajetnov, splendidement traduite par Yves Gauthier, est assurément l’un des plus puissants récits sur la nature qu’il nous ait été donné de lire. Loin du nature writing américain, où l’auteur s’en revient toujours des confins boisés chez lui pour allumer la télé et écluser une bière, se découvre ici la vraie vie d’un homme qui vibre de la seule nature et dont la nature seule inspire l’écriture. Un homme tellement attentif au « langage des fleurs et des choses muettes » qu’il reconstitue, à l’analyse des restes d’un élan et de ses empreintes qu’il remonte dans la neige, les trois derniers jours de la vie de cet animal tombé sous les crocs des loups. Si attentif aussi qu’il a donné des surnoms aux ours qu’il connaît dans les environs de son hameau, dont, outre le comportement, il esquisse le caractère. Comment donc ne pas se souvenir de Scrogneugneu, qu’il piste des années durant et, finalement, parvient à écarter de tous les villageois qui le menacent ! Un homme qui a tant épousé la taïga qu’il en livre les plus incroyables histoires, comme celle que révèle le chapitre « La mort du maître ». Parti dans la neige profonde prendre des nouvelles d’un vieux trappeur, il découvre ce dernier dans son isba de chasse, couvert de givre, allongé dans le cercueil qu’il s’est lui même taillé au fond des bois…

La chance d’avoir ce titre à notre catalogue
Yves Gauthier avait traduit en 1992 Ermites dans la taïga, le livre du reporter Vassili Peskov qui relatait sa découverte d’un clan de vieux-croyants russes isolé aux sources de l’Abakan, sur le haut Ienissei. De cette famille restait la cadette, Agafia, dont Peskov avait dit à Yves Gauthier que c’était « la personne la plus intéressante » qu’il eût jamais rencontrée. Croyant plaisanter, notre traducteur avait demandé : « Ex æquo avec qui ? » Et Vassili de répondre que c’était avec Valentin Pajetnov, chez qui il l’emmena pour la première fois en mai 1997. Là, Yves Gauthier découvre alors deux générations d’une même famille, affairée sous la houlette de Pajetnov à recueillir, soigner et nourrir une quinzaine d’oursons privés de leur mère, le plus souvent tuée à la tanière : jusqu’en 2011, aucune loi n’interdisait en effet cette vieille pratique russe qui abattait indistinctement mâle seul et femelle suitée. Dans le film qu’Yves Gauthier et Catherine Garanger ont réalisé ultérieurement se perçoit l’amour et le service de la nature qui imprègnent la dynastie Pajetnov, active à donner la tétée, à brosser ou à promener, dans une bure qui les rend méconnaissables, les tumultueux orphelins juste recueillis. Active ensuite à les rendre autonomes : Valentin ira jusqu’à les superviser dans la construction d’une tanière… Aucun documentaire n’a jamais donné à voir d’aussi près, de manière aussi intime, ces irrésistibles jeunes animaux sauvages, dont les grognements de joie ou de contrariété restent inoubliables !

Une longue tradition russe
« Déclarons la guerre à la nature ! » avait osé Maxime Gorki. Les Soviétiques, dans leur ivresse de développement, vont en effet s’en prendre à priroda, « ce qui existe depuis la naissance » : la nature. L’acier contre le bois et la ville contre la campagne est le contexte dans lequel a grandi le jeune Pajetnov. Mais son amour pour les rivières et la pêche le sauvera de cette vision stalinienne mortifère. Le sauvera même de la délinquance vers laquelle sa fréquentation de l’école, exclusivement buissonnière, risquait de le mener dans sa banlieue du Don. Et c’est un autre fleuve, l’Ienisséi, qui va le révéler à lui-même. Là, saisons de trappe après saisons de pêche, il va connaître la solitude de l’izbouchka, de sa cabane isolée ; il va développer des savoir-faire qui le feront se présenter comme « pêcheur-trappeur-soudeur-chauffeur-forgeron-biologiste-et-j’en-passe » mais, surtout, un sens de l’observation tel que, des années plus tard, un professeur d’université va de fait le convaincre de poursuivre des études d’éthologie. Et Pajetnov de devenir, à l’instar de Sergueï Aksakov dans ses Écrits d’un chasseur, du Tolstoï de Pire est l’envie que la pénitence – le terme russe okhota, qui désigne la chasse, ne signifie-t-il pas aussi le désir, la tentation ? –, le chantre de la belle nature russe devant laquelle il s’efface littéralement. Si son autobiographie commence par le « je » du sujet qui s’ouvre au paysage, à la faune et à la flore, elle finit par laisser le champ aux seuls ours, loups et élans, dont il dévoile la vie intime et complexe. C’est à cette connivence exceptionnelle avec le monde naturel qu’est convié le lecteur de L’ours est mon maître. Merci à Valentin, son auteur, d’avoir ainsi su ouvrir son cœur à la puissante nature russe… et de nous convier à sa suite à l’aimer.
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