Interviews


Minerve – Hérault (France)
Année 2020
© Philippe Geniez

Jean-Yves Barnagaud – Tous les noms d’oiseau
propos recueillis par Agnès Guillemot

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D’où vient votre intérêt pour les oiseaux ?
Je n’en sais rien. Enfant, l’observation des oiseaux m’ennuyait. Des heures dans le froid gris des étangs d’Eure-et-Loir à compter des canards, avec une patience que je percevais alors comme de la passivité, l’impossible interaction avec cet objet d’intérêt physiquement distant. Et puis… au fond, je ne sais pas, peut-être par habitude, peut-être parce qu’ils me donnaient un point d’accroche en voyage ? Il y a bien la rencontre avec un labbe parasite au nord de la Norvège, un matin de 1998 – rencontre, pas vraiment, car elle est à sens unique, enfin –, c’est ce jour-là que j’ai décidé de m’intéresser à l’identification des oiseaux. D’ailleurs mon intérêt change, sans cesse : ce fut un attrait esthétique à travers le dessin, au début, puis un goût pour cette quête du trésor que constitue l’oiseau rare et qui m’accompagne toujours, enfin un désir de comprendre son habitat, qui m’est venu plus tard, une fascination pour ses comportements ou sa présence dans les cultures humaines, plus récemment – et quoi d’autre encore demain ? C’est surtout cela qui fait mon « intérêt » pour les oiseaux : mille facettes sans cesse renouvelées, qui font que la lassitude fait sans cesse place au renouveau.

Pourquoi observez-vous les oiseaux plutôt qu’un autre animal ?
Parce que c’est facile. Cette réponse peut sembler un aveu de faiblesse, mais je n’ai aucune honte à cela. Chercheur par profession, je passe mon temps à me confronter à la difficulté – la situation ou la méthode inconnues, l’inconfort de la remise en question, la dureté de la critique : je revendique le droit, durant mes temps libres, d’aller vers quelque chose qui me parle, me saute aux yeux ou aux oreilles, auquel j’ai, en fin de compte, accès sans effort. Non que l’ornithologie elle-même soit facile : l’identification peut se révéler un véritable défi, découvrir un oiseau rare tient d’un savant mélange entre art de la prédiction et hasard, et la patience nécessaire pour ne jamais abandonner face à une espèce ou un habitat difficile peut se révéler un véritable exercice sur soi-même. Mais on rencontre des oiseaux partout, du balcon d’une tour de banlieue au plus profond des réserves naturelles : ils s’offrent à l’observateur bien plus facilement que les mammifères, les reptiles ou même les plantes, qui nécessitent une recherche active. Le confinement du printemps 2020 nous l’a montré : un balcon, une tasse de thé, une chaise et une paire de jumelles suffisent à faire défiler l’Europe entière à tire-d’aile. L’effort vient avec l’envie, pérenne ou temporaire, modulée selon l’humeur : n’est-ce pas la quintessence du loisir ?

L’observation d’oiseaux a-t-elle modifié votre façon de voir votre environnement ?
Oui, sans aucun doute. L’oiseau me fournit un point d’accroche qui m’incite à structurer le paysage d’une certaine manière – par habitats, transitions, contrastes. Je pense être venu à la photographie de paysage par les oiseaux. Quand vous observez une montagne à la recherche du tichodrome ou de la perdrix bartavelle, apparaissent spontanément des lignes de crête, des fissures, des zones d’ombre et de lumière, de grands ensembles et d’infimes détails qui ne sont qu’un vaste décor pour le randonneur. Et puis il y a l’environnement sonore : l’ornithologue sera perturbé dans une conversation par des cris ou des chants que ses interlocuteurs ne remarquent même pas. La présence de l’oiseau devient rapidement spontanée : on ne le cherche plus, il s’impose à l’œil ou l’oreille.

Pensez-vous que l’oiseau et l’humanité ont des destins liés ?
Difficile de répondre à cette question lorsque l’on ne croit pas au destin. Une part de leur histoire est liée, au sens où l’apparition ou la disparition de l’homme peut influer sur les oiseaux, et inversement. Cela me rappelle cette petite église de Nesseby, sur la péninsule de Varanger, tout au nord de la Norvège, où s’établit le premier couple d’hirondelles rustiques au nord du cercle polaire il y a plus de vingt ans. Sans doute ne serait-ce jamais arrivé – ou pas à ce moment – sans une construction humaine. Pensez aussi au moula-moula, le traquet qui fréquente les campements berbères et disparaît lorsque les nomades quittent le désert. Que doit-on en déduire sur notre futur ? Nul n’est devin. Mais il me plaît de croire que la vie humaine se trouve plus riche là où les oiseaux prospèrent, peut-être parce qu’ils matérialisent cette identité entre culture et nature que notre civilisation occidentale se plaît tant à rejeter.

Votre oiseau favori ? Une anecdote et une lecture ?
S’il n’en fallait citer qu’un, l’albatros hurleur. Pour son lien avec la mer. Ses errances solitaires interminables. Sa maîtrise parfaite des éléments qui passe par sa capacité à les laisser le guider. Une allégorie de la sagesse ? Pour l’anecdote, j’aime évoquer mes soirées à guetter les faucons pèlerins de la cathédrale de Chartres, au milieu des années 2000. J’avais fini par en connaître si bien les habitudes que j’étais devenu capable de prédire leur arrivée crépusculaire à la minute près. Je m’installais sur le parvis, avec ma longue vue, et restais une heure ou deux à les observer se préparer pour la nuit. Ils étaient le plus souvent immobiles, rien d’extraordinaire, juste deux oiseaux posés chacun sur un dragon de pierre à mi-hauteur d’un clocher roman. Ils m’ont donné mes plus belles observations urbaines, mais aussi des rencontres avec des passants étonnants – la vieille dame qui voulait leur tricoter des pulls, des touristes japonais en extase devant ce détail inattendu. Et ils m’ont fait redécouvrir ce monument qui avait fini par disparaître dans le paysage quotidien. Pour livre, je citerai Le Pèlerin, de Joseph Baker. La création patiente d’une relation entre un observateur et un jeune faucon, sur la côte anglaise, pendant un hiver. Dans cet ouvrage, c’est l’homme qui s’adapte à l’oiseau, essaie de le comprendre, en adopte les habitudes.
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