Interviews


Saint-Louis – Haut-Rhin (France)
Année 2014
© Philippe Lutz

Philippe Lutz – Walden en Alsace
propos recueillis par Alizée Reveau

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Comment s’est forgé, au fil des années, votre lien à la campagne ?
J’ai découvert la campagne dans mon enfance, chez ma grand-mère qui vivait dans un village, et chez mon oncle qui possédait une maison dans les Vosges, où nous nous rendions les week-ends. J’étais un petit citadin, et la campagne était pour moi un territoire de liberté. Je courais les prés et les bois du matin au soir, sans que personne ne s’inquiète. Avec mes copains ou ma cousine, on construisait des cabanes en forêt, des barrages dans les ruisseaux, on attrapait des sauterelles, on jouait aux Indiens et aux cow-boys, on fumait des lianes… Avec les parents, on allait cueillir des champignons, on partait à la conquête des châteaux forts sur les crêtes vosgiennes… On n’avait pas de télé, pas de téléphone, c’était presque Walden ou la vie dans les bois. Ensuite, devenu adulte, j’ai eu besoin de garder ce rapport privilégié aux grands espaces, à la terre, au ciel, à la nature. J’ai acheté une vieille ferme dans un village, avec un pré et des arbres. J’y vis depuis plus de quarante ans, c’est mon cocon, et ma base de départ pour continuer à courir les chemins de traverse.

Vous évoquez les bienfaits de la vie à la campagne. Selon vous, que peut-elle apporter à notre société de plus en plus citadine ?
La grande ville me fait peur, avec son incessant vertige du mouvement : trop de monde, trop de bruit, trop de magasins dont je n’ai pas besoin, trop d’offre culturelle même, trop de tout. À la campagne, je suis à l’écart de cette perpétuelle surenchère dans tous les domaines. Je suis plutôt frugal, je n’ai pas besoin de grand-chose pour être heureux : quelques amis, quelques livres, de la musique, et surtout du silence, de l’espace, des nuages qui passent dans le ciel, des oiseaux qui se posent dans mon jardin. Avoir autour de soi des vaches, des chevaux, des moutons, des prés, des champs, des forêts, ça vous met à votre juste place dans l’univers. Cela vous rappelle que l’homme n’est que l’hôte de ce monde, pas son seigneur et maître.

Vous êtes à la fois ancré dans une région et voyageur. Que vous ont apporté vos séjours au Japon et en Grèce ?
Le Japon est un univers totalement exotique, à peu près incompréhensible pour un Occidental, même si l’on y vit plusieurs années. Il m’a enseigné l’altérité, il m’a appris à accepter la différence culturelle, mieux : à comprendre que c’est la différence qui nous enrichit. La Grèce, c’est autre chose. On y vit dans les quatre éléments de la cosmogonie ancienne : la terre dans ce qu’elle a de plus minéral, de plus dur, de plus sauvage ; le feu du soleil qui déverse cette lumière unique au monde et qui brûle la végétation ; l’eau, avec la mer, sans cesse renouvelée, omniprésente ; et l’air, avec le meltem, ce vent fou qui balaie les îles tout au long de l’été. La Grèce est un monde premier, un pays d’extrêmes, totalement métaphysique. Et les Grecs évidemment lui ressemblent : rudes, extrêmes en tout, et notamment en générosité. La Grèce est devenue ma seconde patrie, elle est ma part méditerranéenne, le deuxième pilier de ma culture, l’autre pilier étant celui de ma culture familiale, alsacienne et rhénane.

D’où vous vient le goût des livres et de l’écriture ?
Ce goût me vient d’une époque où l’accès à la connaissance et à la compréhension du monde passait quasi exclusivement par les livres. Les livres m’ont construit. Très tôt dans mon enfance, j’ai pensé que l’écrivain était une sorte de grand prêtre, un guide spirituel. Mes études de lettres m’ont conforté dans cette croyance. Les écrivains ont été mes héros. Par la suite, à l’âge adulte, j’ai porté leur parole, d’abord comme professeur de lettres, puis comme bibliothécaire. J’ai incontestablement le goût de lire. Mais pour être honnête, je ne sais pas si j’ai le goût d’écrire. J’écris plutôt parce que j’ai envie de parler de thématiques qui me tiennent à cœur, et sur lesquelles j’ai le sentiment que je peux apporter quelque chose qui n’a pas été dit par d’autres. Je me suis intéressé ainsi à la sensibilité japonaise, au monde insulaire grec, à la France profonde, à la marche, aux représentations que nous avons du paradis, à la vie à la campagne… J’ai aussi dans mes cartons un roman écolo. Ces livres sont le fruit de ma vie, de mon expérience. Ils participent à la fois du récit personnel et de l’essai. M’y atteler constitue à chaque fois une aventure passionnante et un peu angoissante. Je parle d’aventure, car quand je commence à écrire un livre, je vois bien le but que je cherche à atteindre, mais il me faut à chaque page inventer mon propre chemin pour y parvenir. Dans ce domaine, il n’y a pas d’itinéraires balisés. Écrire, c’est faire du hors-piste.

Quel est, à vos yeux, l’auteur qui a le mieux parlé de la campagne ?
La campagne était assez présente dans la littérature du XIXe siècle, chez Maupassant notamment, que j’ai lu en entier et auquel je voue une admiration sans bornes. J’aime aussi Pagnol : les deux tomes de L’Eau des collinesJean de Florette et Manon des sources – ont la puissance d’une tragédie grecque. Mais la campagne semble aujourd’hui passée de mode. Elle est peu évoquée dans la littérature contemporaine, sauf dans ce que l’on nomme – parfois avec mépris – les romans de terroir. L’enjeu est en effet de pouvoir traiter cette thématique sans tomber dans une approche fleur bleue, sentimentale ou passéiste. J’ai lu quelques livres de « l’école de Brives », Claude Michelet, Denis Tillinac, Michel Peyramaure, etc., qui font de la campagne le territoire de leurs récits. Mais je suis plutôt sensible à l’approche de poètes comme René Char ou Guillevic, ou encore Albert Strickler, un ami poète qui vit à côté de chez moi et qui chante avec sensibilité ce qu’il appelle les « rien somptueux ».
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