L’ours des Pyrénées

La perte de l’ours brun est aux montagnes des Pyrénées celle d’un lignage qui, de l’homme des cavernes aux valléens actuels, a marqué toute leur histoire. Artza, Pedescaoùs, « celui-qui-va-nu-pieds », est notre frère immémorial.


L’occultation d’Artza


Je vois dans la disparition de la dernière ourse du lignage pyrénéen une grande perte pour la nature sauvage (préférée au concept fumeux de biodiversité), mais je la vis aussi comme une occultation de notre plus vieille histoire, de notre plus ancienne spiritualité.
On a coutume, chez les progressistes, de qualifier les âges anciens de périodes sombres que je considère pour ma part comme des âges farouches. Aux temps glorieux du paléolithique, en certains lieux et grottes, où l’on a pu compter jusqu’à cinq mille squelettes d’ours, se déroulaient un culte immémorial que nos officiels récusent, mais que nos frères eurasiatiques du nord du Japon, les Aïnous, d’ultimes Sibériens et peut-être quelques Lapons pratiquent encore aujourd’hui. Conscients ou pas, nous portons tous un dépôt de ces âges farouches où l’homme peignait à la lueur des torches et vénérait l’ours, ancêtre primitif de l’humanité.
C’est donc à la Toussaint de l’année 2004, la veille du jour des défunts, qu’une lignée vieille de cent mille ans a été condamnée à s’éteindre faute de femelles pour assurer sa survie. Si j’ajoute que l’ourse Cannelle est morte au-dessus des gorges d’Enfer – je n’invente rien –, on ne sera pas autorisé à toutes les spéculations ésotériques ; cependant on jugera que le destin avait bien fait les choses en choisissant la date et le lieu. Nous savions bien sûr au fond de nous que cette tribu était condamnée – pourtant sa proche disparition constitue une rupture symbolique avec les Pyrénéens de nos vallées, qui d’ailleurs eux aussi ne se portent pas très bien.
Les institutions plus ou moins compétentes, et rétribuées à ce titre, n’ont aucune espèce d’excuse à produire devant pareil épilogue. En première ligne, l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn, dirigée depuis sa création par Jean Lassalle, restera dans l’histoire de notre pays et des Pyrénées tout entières un établissement fautif qui a su irrémédiablement gâcher toutes les chances qui s’offraient à lui. Jean Lassalle, dont les pouvoirs sont très importants (maire, vice-président du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, député, président de l’Association des populations des montagnes du monde, fidèle de François Bayrou, etc.), est l’homme sous l’ère duquel s’est éteinte la dernière ourse d’une espèce qui précéda nos semblables dans les vallées. Quoi qu’il fasse, alors qu’il est en politique depuis plus de vingt ans, on jugera vite sa responsabilité comme écrasante : il vivait encore quinze ours dans les Pyrénées occidentales en 1983 et tout était alors possible.
Aucune « réparation », aucun « remplacement » ne viendront effacer cette faute originelle. À compter d’aujourd’hui, une autre histoire commence, en germe depuis la première réintroduction d’ours de Slovénie en 1996, celle des ours dans les Pyrénées. L’ours des Pyrénées, lui, a vécu.
De nature sceptique, voire pessimiste, je formule toutefois ce vœu : puisse la nouvelle lignée d’ours nous pousser au-delà des considérations politiciennes, égocentriques, mercantiles, publicitaires, touristiques, ou faussement scientifiques qui ont accompagné la fin de l’ours des Pyrénées.
Le temps est venu de servir l’ours et non plus de s’en servir.

Medved l’emportera


Le 15 avril 2006, la ministre de l’Écologie avait traité d’« ânes » les éleveurs venus gâcher la fête à Arbas. Quel manque de pitié pour ces bêtes admirables qui ne méritaient pas semblable comparaison !
Pour autant, j’ai presque envie de remercier ces pastoraux de l’Association de sauvegarde du patrimoine d’Ariège et des Pyrénées. Tout d’abord, par leur bêtise, ils ont fini par se faire détester d’une écrasante majorité des Français ; ce qu’ils méritent bien évidemment. Et puis, ils ont permis, chose devenue rarissime à notre époque, de ne pas voir d’images d’un événement ultramédiatisé. Loin du pool télé TF1-France 2 et France 3, du pool photo représenté par l’agence Gamma, l’ourse Palouma s’est évanouie en secret dans la sylve de Burgalays. Voilà la belle image que nous garderons dans nos cœurs. Merci aux ourslovénophobes !
Il était là voici près de six cent mille ans, des lustres avant nous, avant les troupeaux, les brebis et les chèvres venues des grandes steppes poussiéreuses d’Asie centrale. Artza fut le père des anciens Basques, et peut-être même que nos ancêtres aurignaciens, solutréens ou magdaléniens le vénéraient dans les grottes des Pyrénées.
Des brebis égarées prétendent que Lou Moussu ou Artza est mort. Que c’en est fini de lui. Diable non ! Car son souvenir est partout : il est peint sur les parois d’Ekain, il imprègne l’Artzamendi – et un jour, j’en suis sûr, il y reviendra –, il veille sculpté dans la pierre en Aspe – à Etsaut et à Borce –, il donne son nom à la vallée d’Ossau (quoi qu’en pensent les ultranéolithiques), il est gravé sur un os d’oiseau en Vicdessos, pas loin de chez l’iconoclaste Bonrepaux ; va-t-il faire effacer ces représentations blasphématoires pour le Dieu pastoral ?, et chaque année, au ball de l’os, il sonne le retour du printemps dans les Pyrénées orientales.
Artza a été occulté ; de sa lignée immémoriale il ne reste plus que deux mâles et ce jeune Mohican à la mère éradiquée. Des brebis égarées disent que Medved (« celui qui sait où est le miel ») est un étranger, qu’il n’est pas de race pyrénéenne. Mais, foutre donc, la brebis et la chèvre, sont-elles d’origine pyrénéenne ? « Le Brun », comme l’appelait si joliment Marcel Couturier, habitait toute l’Europe des Cantabres aux Balkans, hier, il y a quelques siècles à peine. Medved au pays d’Artza ou de Lou Moussu, c’est en somme le recours à un passé récent.
Medved est un de nos plus beaux espoirs, pas un espoir économique, mais l’espoir de redonner sens à nos vies, de redonner place à l’Autre, la bête sauvage, à nos côtés. L’espoir aussi de mêler l’histoire pyrénéenne à l’histoire slovène, de réussir le mariage de l’âme pyrénéenne à l’âme slave. N’oublions jamais que les Slovènes nous donnent leurs ours, ces bêtes dont ils sont si proches. Ne les décevons pas, et leur immense richesse affective nous vaudra de sacrées surprises. En Slovénie, jelka (à prononcer « yelka »), nom féminin, désigne le sapin ; c’est aussi un prénom tout comme, pour les garçons, Svetovid, l’ancien dieu de l’Aurore… Alors, oui, on pourra mettre l’image de l’ours sur des fromages, sur des pots de miel, et sur tout ce qu’on voudra pour vivre dignement dans sa vallée. Et puis, il ne faudra plus enchaîner Medved avec nos appareillages électroniques, Medved a ses propres puces bien réelles qui lui suffisent.
Medved l’emportera.

Hvàla Slovenija !


Hvàla Slovenija, merci la Slovénie ! Et merci aussi à François Arcangeli, un maire sacrément courageux et merci à madame Nelly Olin, un des rares ministres de l’Écologie à tenir tête aux ultrapastoraux. Et quand bien même ce programme de réintroduction est imparfait (car cinq ours c’est si peu !, car les contrôler électroniquement est intolérable à mes yeux, car on ne pose pas les questions de fond), je me réjouis de l’arrivée de cette troisième ourse. Elle était puissante cette bête sauvage à chahuter le camion avant de s’enfoncer, féline, dans la nuit pyrénéenne, elle était moelleuse lorsqu’elle s’est retournée pour comprendre ce qu’elle pouvait bien faire dans un espace aussi réduit, lisse et aseptisé. J’aime aussi savoir qu’elle se fiche complètement du parrain et de la marraine choisis pour elle : seuls comptent son instinct, l’encre de la nuit et la sylve barrée de falaises calcaires.
Madame la Ministre, je préfère de loin vos manières parisiennes, vos « talons aiguilles et bijoux à faire rougir tous les bergers de la pampa », ou votre accent pointu, aux rodomontades d’un Jean Saint-Josse qui, en chasseur, devrait se réjouir de l’arrivée d’une telle bête dans nos montagnes. Combien les chasseurs d’Europe centrale et orientale, et ceux de Slovénie en particulier, sont plus raffinés que les nôtres !
Qu’il est triste aussi ce monde pastoral emporté par la haine du bouc émissaire, quand il subit la crise des prix du marché mondial et la suppression à venir des primes agricoles communautaires et qu’il n’en parle presque pas ! Comme ils sont roublards ces représentants aux chambres d’agriculture de préparer leurs élections de l’année prochaine sur le dos de l’ours !
Qu’ils sont si peu guérilleros, mais vraiment dangereux, ces quelques Ariégeois « salisseurs de mémoire » ! Les Demoiselles d’antan se battaient contre des gens en armes, pas contre un maire isolé dans son bureau, des habitants pacifiques ou des enfants !
Qu’ils sont si peu amoureux de la nature les accompagnateurs en montagne opposés à l’existence des prédateurs ! La nature sans la prédation n’existe tout simplement pas, et, au fond, si on réfléchit bien, la gentille, la douce brebis, est aussi un prédateur redoutable… des végétaux. Et l’écobuage (« Faut qu’ça nettoye », entend-on dans les vallées) ne dévaste-t-il pas les forêts pyrénéennes, brûle même parfois des pauvres gens et des granges, expose des villages contre les avalanches.
Qu’ils sont ribouldingues ces pastoraux biologistes à nous raconter que sans eux la biodiversité s’effondrerait ! Foutaises que tout cela : sans l’élevage de montagne, ce n’est ni la ronce ni les aspics qui gagneraient (je n’ai rien contre eux, évidemment), mais c’est la forêt qui l’emporterait ; qu’ils aillent une fois dans les Cantabres ou en Europe centrale constater la richesse de ces régions où la brebis n’est pas reine.
Et qu’ils feraient mieux de se taire les Yves Coppens, les Jean-Louis Étienne ou ces intellectuels et journalistes infichus de comprendre – parce qu’ils ne viennent jamais dans nos montagnes ? – que les Pyrénées peuvent accueillir des dizaines, des centaines d’ours ! Jamais sans doute depuis des années, on aura entendu tant de propos haineux, de stupidités et de mensonges à charge contre la bête. Je m’étonne que certains n’aient pas sorti l’histoire de ces ours qui entraîneraient des femmes dans leur tanière, et les empêcheraient de s’en aller en léchant sans cesse leur plante des pieds. Tout semble permis désormais…
Pourtant, dans cet océan d’imbécillités (il faut appeler un fripon un fripon), réside un espoir. Oui, un espoir, car deux écoles coexistent chez les ennemis de l’ours. D’abord, les iconoclastes réunis sous l’autorité d’Augustin Bonrepaux : le député de l’Ariège vomit tellement l’ours qu’il aurait donné consigne de bannir son image. Ici, on ne trouve pas de cartes postales d’ours ; là, à l’entrée de la grotte de Niaux, l’exposition sur l’art et la vie des magdaléniens ne mentionne jamais l’ours, alors que la bête a fait l’objet dans la région de représentations connues dans toute l’Europe.
Puis, viennent les autres qui tolèrent l’image de l’ours. C’est le cas d’un éleveur et accompagnateur en montagne des Pyrénées-Atlantiques, amoureux d’une nature éradiquée de ses prédateurs, qui désire aider la commune d’Arbas à remplacer sa sculpture d’ours en bois brûlée telle une sorcière par ses collègues ultrapastoraux. Où est donc l’espoir ? Non, bien sûr, dans le fait que cet amoureux de la nature expurgée de ses sales bêtes veut faire d’Arbas le village des seuls ours en bois, mais car l’image précède toujours le réel. La preuve, la sculpture en bois d’Arbas, même brûlée, a précédé l’arrivée de Hvàla.
Hvàla Slovenija !

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