De l’Asie à l’Europe, au rythme de l’aquarelle

« Le voyageur a marché toute la journée, ramassant, relevant ou récoltant des idées, des chimères, des sensations […]. Le soir venu, […] il s’accoude à l’angle d’une table, et il écrit », relate Victor Hugo dans Le Rhin. Émaillant lui-même ses carnets de dessins et d’ébauches, il illustre tout aussi bien la passion du dessinateur qui, à la faveur d’une intuition, étale ses pastels et ses fusains pour tenter de fixer une image. Une impression de voyage, au double sens du terme : une émotion fugitive qu’il capture, pour éviter qu’elle ne s’évade. Augustin Cornet pratique cet art avec talent : architecte, il mêle le regard neuf du « passant » au coup d’œil exercé du bâtisseur. Par touches successives, il ordonne ses perceptions et les confronte au réel. Comme on ajuste un itinéraire aux aléas du voyage ; comme on construit sa vie, au hasard des rencontres.


Si je devais exprimer ce que la route de la soie représente aujourd’hui pour moi, je dirais qu’elle incarne une invitation au voyage, un rêve qui procure l’énergie de s’en aller voir le monde. Cette ancienne route de commerce a pris un sens particulier pendant dix ans de ma vie. Elle a été présente comme un thème récurrent, elle a été le décor de mes questions et de mes rêves. Mon histoire n’a rien d’extraordinaire, il n’y a ni chevauchées fantastiques ni Koubilaï Khan, ni révolutions ni trésors, ou bien si peu. C’est l’histoire d’un jeune homme qui rentre chez lui, lentement.
J’ai été amené, un peu par hasard et un peu par curiosité, à apprendre le chinois. La langue était proposée dans mon lycée du VIe arrondissement. Elle est venue à moi sans que je formule un désir particulier alors que j’avais 13 ans. Toujours guidé par la curiosité, j’ai eu l’occasion de partir en Chine plusieurs fois vers l’âge de 15 ans dans le cadre de stages linguistiques organisés par mon professeur. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup, mais à cet âge les choses avec lesquelles vous êtes en contact s’intègrent en vous sans même que vous ayez à les comprendre. Le monde totalement étrange de la Chine s’est introduit en moi naturellement. Des choses que je n’arrivais pas à expliquer advenaient alors. Entrer dans une boîte en métal avec des ailes, s’y asseoir, et ressortir huit heures après sur une autre planète fut une expérience brutale. Je voyais éclore un sentiment étrange et une question : ce monde si différent, que je ne connais pas, quel est-il et comment est-il relié au monde d’où je viens ? Il doit bien y avoir un lien, un fil conducteur pour relier ces deux univers qui sont devenus deux parties de moi-même. Cette question, d’abord un peu confuse, s’est imposée sans véritable raison dans les années qui ont suivi. La réponse, je pensais la trouver géographiquement entre les deux pays. Il me fallait relier la France et la Chine par la terre.
Lorsque j’ai eu mon bac, j’ai donc embarqué dans le Transsibérien : Paris-Moscou-Pékin. Avec un ami, nous avons traversé l’Europe, la Russie et la Mongolie. Les paysages défilaient par la vitre, les visages se succédaient dans les gares, les passagers faisaient du commerce sur le quai : ils achetaient de la lingerie féminine à Minsk pour l’échanger contre des pulls à Oulan-Bator. Il n’y avait plus d’heure, nous mangions des raviolis avec les contrôleurs à 4 heures du matin puis nous rejoignions l’ivresse des Russes qui se racontaient des histoires drôles en buvant de la vodka à 10 heures. Le Transsibérien a eu pour moi le goût sucré d’un rêve réalisé sans pour autant répondre à ma question. Nous étions allés trop vite, me disais-je. Il fallait recommencer, plus lentement, pas en dix jours mais en six mois. J’ai continué à aller en Chine presque tous les ans, pour des périodes de deux ou trois mois. Je me rendais à chaque fois dans les provinces de l’Ouest : Xinjiang, Tibet, Xinghai, Gansu, Sichuan, comme si je cherchais la frontière reliant ces contrées insolites à l’Occident. Ma question restait en suspens.
En 1993, j’ai entamé des études d’architecture. Encore une fois, un mélange de hasard et de curiosité m’a amené à travailler ponctuellement avec une équipe d’archéologues du CNRS en Chine et en Asie centrale. J’ai fini par trouver une sorte de rythme : six mois d’études à Paris, six mois de voyage et de fouilles en Asie centrale. J’ai commencé par faire une étude « ethno-architecturale » dans la vallée de la Keriya, une modeste rivière qui se jette dans le désert du Taklamakan, au Xinjiang chinois. Puis j’ai travaillé deux années de suite sur la fouille d’une tombe gelée dans l’Altaï kazakh. La route de la soie, nous y étions plongés, si je puis dire, cinq mètres sous terre. Les vestiges que nous trouvions étaient extraordinaires, les sites avaient la particularité de conserver les matières organiques. Je voyais sortir des sculptures funéraires d’une rare beauté, j’examinais de près des fresques bouddhistes de l’époque du Gandhara, autant de joyaux qui faisaient surgir la mémoire d’une route mythique qui, pour moi, prenait davantage de sens à mesure que le temps passait.
En 1999, alors que je devais partir pour une mission archéologique au Kazakhstan en avril et mai, j’ai décidé de profiter de l’occasion pour rentrer en France par la terre. Cette fois-ci, il ne s’agissait plus de monter dans un train mais de voyager lentement, de s’arrêter et de rencontrer les habitants. La bourse de l’aventure que proposait la mairie de Paris m’a permis d’effectuer le voyage dont je rêvais depuis près d’une décennie. J’avais pris l’habitude de voyager seul et j’ai toujours beaucoup dessiné. Où que je me trouve, j’ai un carnet de croquis sur moi. J’avais découvert, au fur et à mesure de mes expériences, une manière de voyager qui me convenait. Mes déplacements étaient rythmés par le dessin et l’aquarelle qui venaient peupler mes carnets de croquis de plus en plus nombreux. Je m’étais rendu compte que le fait de dessiner, un peu à la manière d’une méditation, m’amenait à passer de longues heures dans des lieux auxquels je n’aurais pas accordé beaucoup de temps habituellement. Je me surprenais à me perdre dans l’observation des détails de lieux apparemment banals. Et puis, très vite, je m’aperçus que, en dessinant, j’assistais à des événements auxquels je ne m’attendais pas, comme lorsque l’on se rapproche de l’herbe sur laquelle on est assis et que l’on découvre l’animation des vers de terre, des fourmis et des milliers d’insectes qui peuplent le tapis vert que l’on croyait inerte. Cette magie des lieux, c’était la lenteur, à travers le dessin, qui me l’offrait.
Ce que j’avais fait de manière intuitive pendant plusieurs années en Chine est devenu un projet de voyage. Il s’intitulait : « De l’Asie à l’Europe au rythme de l’aquarelle ». Le principe en était simple : il était articulé autour de la lenteur et du dessin. Le dessin permet de s’arrêter dans un lieu, d’y revenir. Il offre la possibilité de regarder plus attentivement l’endroit dans lequel on se trouve mais il permet surtout au dessinateur de devenir une présence dans le lieu en question. Quand on s’assoit à un coin de rue pour y rester une journée à dessiner, puis quand on y revient pendant une semaine, on finit par rencontrer tous les gens dont la vie quotidienne a quelque chose à voir avec ce lieu. Intrigués, ils s’approchent, viennent vers vous et regardent à travers votre dessin l’endroit qui leur est le plus familier sous un autre angle. C’est là que s’instaure une forme d’échange entre celui qui dessine et ceux qui habitent dans le site en question. Chacun apprend à regarder autrement le même lieu. Le dessin est le support de cet échange.
Pour moi, il y a toujours, dans les voyages, deux catégories de gens : ceux qui passent et ceux qui restent. Les gens qui restent regardent passer les gens qui passent avec curiosité et les gens qui passent font de même (quand ils en ont le temps). Mais les véritables échanges entre les deux sont assez rares. Le dessin m’a permis de faire partie, pour un temps, des gens qui restent ou tout au moins de me faire oublier. En s’asseyant et en dessinant, on devient comme le cordonnier qui raccommode ses chaussures, comme le vendeur de légumes, comme le tailleur, on rentre dans la vie d’un lieu. Lentement, on fait sauter les barrières de la timidité et on prend le temps de laisser les choses bouger autour de soi au lieu d’aller vers elles. On peut assister de manière attentive à des scènes de la vie quotidienne qui ne sont pas troublées par la présence de l’observateur. En pénétrant de cette manière dans l’intimité d’un lieu, on se met dans une relation d’égal à égal avec les gens que l’on rencontre et ces rencontres se passent alors de manière plus simple. C’est cette forme de « méthode de voyage » que j’ai proposée à la bourse de l’aventure, axée sur le dessin et l’aquarelle : voyager et rencontrer les gens par l’intermédiaire du dessin. Mon projet a été accepté, j’étais l’un des heureux lauréats de cette dotation ; le voyage commençait.
J’ai donc passé deux mois dans les montagnes de l’Altaï à travailler sur une fouille archéologique avec l’équipe d’Henri-Paul Francfort, puis je suis parti tranquillement avec mes carnets de croquis sous le bras en direction de l’ouest. J’ai commencé mon voyage à Almaty en juin 1999 pour arriver à Paris en octobre. Mon voyage n’avait rien d’extraordinaire qui mérite qu’on en fasse un récit épique. J’ai successivement et lentement traversé le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Iran, la Turquie, la Syrie, la Grèce, l’Italie et la France en utilisant des moyens de transports locaux, essentiellement le bus. J’essayais de m’arrêter assez longtemps dans les villes que je traversais afin de pouvoir réaliser mon projet. Il s’agissait de choisir un lieu très précis – un coin de rue, un café – et d’y revenir, d’y peindre et de rencontrer ainsi les gens qui y vivaient. Les ambiances dont je me suis imprégné, les rencontres que j’ai faites sont pour moi assez difficiles à décrire sauf à travers mes dessins qui ont été au centre de mon voyage. J’ai donc envie de les laisser parler à ma place et d’évoquer, comme des rumeurs ou des effluves, quelques impressions que j’ai gardées en mémoire comme des trésors. J’emprunterai à Georges Perec une formulation qui permet cette narration décousue : le « je me souviens »…

Capturer l’instant


Je me souviens de longues journées passées à dessiner sous une tonnelle à Boukhara, de Marifat qui tenait la buvette et de son cortège d’enfants : Sittora, Narguisa et Oumid avec lesquels j’avais organisé un atelier de dessin. Nous nous asseyions ensemble de longs moments et je leur demandais de dessiner leur ville. Je voyais apparaître sur les petits cahiers de fortune que je leur avais acheté des minarets de terre crue flottant sur des coupoles turquoise, des portes en bois sculptés, les vapeurs ocre de la lumière du soir. La ville se dévoilait à mes yeux à travers leurs dessins.
Je me souviens du premier bus en Iran, entre Machhad et Kermân. Toute la nuit, le chauffeur récita avec ses amis, à tour de rôle, des poèmes vieux de cinq siècles. Les récits étaient rythmés par les éclats de rires et le ronronnement du moteur. J’écoutais silencieusement et je regardais la lune en me disant que je venais de comprendre ce que signifiait le mot « civilisation ».
Je me souviens de Hakim, le tenancier d’un petit bouge dans une ville perchée sur les montagnes qui bordent la mer Caspienne, en Iran. Il était farouche, je revenais chaque jour dessiner dans son boui-boui sans qu’il manifeste la moindre bienveillance à mon égard. Les habitués me disaient que c’était une forte tête. Au bout de dix jours et après avoir assisté aux discussions qui animent tout bar et ses habitués, il est venu me voir en me demandant de lui faire son portrait sous les acclamations des clients. Nous nous étions apprivoisés.
Je me souviens d’un teinturier qui me laissait traverser sa boutique et son atelier pour accéder au toit du grand bazar d’Ispahan : je m’y suis promené pendant des heures. On pouvait traverser la ville sans toucher le sol, je m’installais sur une petite coupole et je dessinais en compagnie des artisans qui confectionnaient au-dessus les marchandises qui étaient vendues en dessous. Les toitures en terre crue étaient découpées par le soleil du soir, des tons orangers et ocres se mêlaient aux parfums d’épices qui remontaient à travers les oculus. Le silence qui régnait était ponctué par les clameurs de la foule qui s’affairait en dessous.
Je me souviens du regard de certaines femmes en Iran qui, cachées derrière leurs tchadors, se permettent de vous dévisager d’une manière tout à fait indécente.
Je me souviens qu’en sortant d’Iran, après y avoir séjourné, la première chevelure de femme m’a fait l’effet d’une nudité absolue.
Je me souviens des montagnes de la frontière irano-turque, des étendues gigantesques où les ombres violacées des nuages dessinaient des formes mouvantes dans les vallées. Un vieux berger kurde qui était venu me voir peindre m’avait fait comprendre au bout d’un quart d’heure que c’était là, sur le mont Ararat, que s’était échouée l’arche de Noé. J’étais prêt à le croire tellement le paysage avait une majesté biblique.
Je me souviens des montagnes de Dogubeyazit, à la frontière iranienne. Les soldats turcs montaient des barrages partout, c’était au moment où le chef du PKK était jugé à Ankara, la pression était à son comble. Les auberges kurdes étaient remplies d’hommes au regard sombre, une multitude de petits yeux noirs rentrés dans leurs arcades sourcilières me scrutaient de concert lorsque je passais la porte puis, lorsqu’ils apprenaient que j’étais français, se battaient pour m’offrir un verre de thé. Je me disais que, parfois, les haines sont bien abstraites ; j’aurais été turc, ils m’auraient étripé.
Je me souviens de la frontière syrienne, autour de minuit, j’ai senti dans l’air tiède de la nuit une odeur de jasmin, et je me suis senti chez moi. Je me disais que la Méditerranée est infiniment plus un lien qu’elle n’est une barrière.
Je me souviens d’une chambre d’hôtel à Damas. Je la partageais avec un groupe d’Iraniens qui m’avait pris en stop à la frontière. Ils faisaient du commerce de tapis qu’ils s’enroulaient autour du torse en passant la douane. Ils ne mangeaient que des conserves qu’ils avaient apportées d’Iran et me répétaient sans cesse combien les Arabes étaient arriérés en regard de leur culture plusieurs fois millénaire. Je les écoutais en dégustant des falafel.
Je me souviens de l’émotion que m’a procurée l’arrivée à Istanbul. Lorsque j’ai traversé le Bosphore à pied, j’ai eu le sentiment de mesurer avec mon corps ce que signifie passer de l’Asie à l’Europe.
Je me souviens de la place Saint-Marc, à Venise, au soleil levant. Je venais de descendre du train. J’étais seul au monde, quelques pigeons matinaux, la pierre bleutée. Venise était la première ville de mon voyage où je fusse déjà allé. J’étais rentré chez moi.
Je me souviens avoir versé une petite larme en foulant le sol de la gare de Lyon. J’arrivais de Marseille et j’étais presque convaincu que le retour peut être la partie la plus décisive d’un voyage.

Le voyage retour


J’ai accordé beaucoup d’importance au sens de la marche : il était essentiel pour moi que le voyage se fasse dans le sens du retour. Je cherchais en quelque sorte à sentir le monde avec mon corps, à comprendre ce que pouvait signifier une distance. Je voulais garder à l’esprit que le but du voyage était de rentrer chez moi.
« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage mais, bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait », a écrit Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde. Je suis parti en quête d’une réponse à la question qui avait éclos dans mon esprit presque dix ans auparavant. Je ne lui ai pas trouvé de réponse, mais je crois que la question a disparu. Les choses et les lieux n’ont sans doute pas besoin d’être toujours reliés, et des parties de moi-même peuvent aussi exister de manière différente sans lien apparent. La Chine est restée une autre planète : il n’y a pas de dégradé entre l’Asie et l’Europe, comme je le croyais ; il y a encore d’autres planètes. Je cherchais à relier deux mondes comme pour me recoller moi-même, alors que l’intérêt de la relation entre la Chine et la France réside finalement plus dans leurs différences que dans leurs similarités. C’est peut-être cela que l’on appelle l’« altérité ».

En savoir davantage sur : Augustin Cornet
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.