Une histoire d’amour épouvanta…

Sergio Cozzi, chasseur d’épouvantails et poète, cherche à travers champs et villages ces poupées de chiffons paysannes dont il est tombé amoureux.


« Il n’y a plus de femmes ! » fais-je sur un ton direct qui surprend d’abord mes interlocuteurs, avant de les réduire à l’approbation. Sergio appuie ce constat en évoquant les sentiers déserts et les cafés de village, pôles de concentration de la solitude masculine. Didier cherche une explication à ce phénomène dans l’attrait exercé par les villes, rappelant que pour lui, piéton de Compostelle, délaisser les chemins au profit des routes est le seul moyen de rencontrer un peu de monde, sans guère d’illusion toutefois quant à leur sexe. « Tu voyages pour rencontrer des femmes ? » me lance soudain Sergio, m’imaginant sans doute suffisamment pudique pour me rétracter. « Bien sûr, même si en France ça semble peine perdue ! » Et lui de répondre : « Moi, ça fait longtemps que ce que je traque, au milieu des champs, ce ne sont plus que les épouvantails ! » Les épouvantails ? Je regarde alors Sergio Cozzi avec fascination, émerveillement, presque gourmandise : le hasard ne vient-il pas de me placer face à de l’un de ces chevaliers sans terres, poètes des sentiers en friches et inlassables redécouvreurs de l’inutile auxquels je cherche à rendre hommage ? Jugez plutôt…
« Il n’y a plus d’épouvantails ! » me souviens-je d’avoir entendu, comme on parle des saisons. Rien n’est plus faux ! Si vous n’en voyez pas, c’est que vous ne savez pas regarder. Pour Sergio, qui connut son premier amour il y a vingt ans, tout est devenu signe : un point rouge dans la dorure des blés, un chiffon qui claque au vent, une forme indécise sous l’ombre d’une haie. Au début, il se fiait aux indications d’un rabatteur, mais aujourd’hui il n’a même plus besoin de les chercher. Il les devine, il les sent, et s’il y en a un, forcément, il le trouvera. C’est devenu une seconde nature. Chaque fois que survient la rencontre, un vif ravissement l’inonde et son cœur bat la chamade. Virgule bancale au fin fond d’un paysage ou spectre impérieux au-dessus d’un potager, Sergio avancera vers l’objet de ses convoitises avec la même émotion, avec le même respect. Pour se faire accepter, appareil photo en main, il va d’abord l’observer, l’amadouer, puis lui faire la cour pour qu’il dévoile son meilleur profil et saisir le détail qui révélera son âme. Avant de se décider à déclencher, le poète doit se remplir de sensibilité jusqu’à s’émouvoir d’un insignifiant défaut, puis revenir, un jour, une semaine après, et surprendre l’instant où le soleil semblera confier à l’informe un souffle de vie.
Vous ne rencontrerez pas Sergio dans l’une de ces fêtes villageoises où les épouvantails de salon s’exposent en nombre, appuyés contre un mur ou une balustrade, et souvent confectionnés par des enfants. Non, le photographe recherche les épouvantails de métier, les vrais professionnels, les sauvages, ceux plantés par le paysan obtus « cul-terreux, artiste ignoré, magicien aux mains creusées de labours, pedzouille cramé au soleil ou noble péquenot ». D’où le danger de la quête. C’est qu’ils sont jaloux de leur œuvre, les paysans. Leur délicat travail, fruit d’une attention presque paternelle pour l’être de baguettes et d’oripeaux qu’ils vont planter dans un sillon, ne doit être vu que des merles. Comme s’il fallait craindre que l’observateur décèle dans ces monstres burlesques et dégingandés quelque ressemblance avec leur géniteur.
« Qu’est-ce que vous faites là ?
– Disons que je cherchais à rencontrer l’épouvantail ?
– Pour quoi faire ?
– Des photos. Vous permettez ?
– Pas du tout, c’est interdit, d’ailleurs demain on le brûle ! »
Revenu le lendemain, Sergio ne put qu’assister, impuissant, à l’immolation de son protégé. Jour sombre qui, comme les crocs des chiens, la fureur du taureau ou les décharges de gros sel, rappelle la tragique suspicion dont souffrent encore les poètes, et les obstacles que le monde oppose presque systématiquement à leurs initiatives. Sa toute première rencontre, telle qu’il nous la raconte, fut elle-même marquée par le sceau du sacrifice :
« La bête s’approchait au rythme de mes pas incertains, mais déjà j’entrais dans un monde nouveau. Par foulées cahotantes, je parvins près de la chose et là, je m’assis un peu caché derrière les épis qui faisaient bouclier. Comment procéder ? Me découvrir brutalement, engager le dialogue, avouer mon émerveillement ? Me rapprochant légèrement tout en le contournant par le flanc, je ne le lâchais plus des yeux. C’était presque un choc tellement il était beau. Les heures s’essoufflèrent, le temps s’allongea et en quelques minutes j’étais entouré de pénombre tandis que mon compagnon bien planté sur son pieu s’assoupit. Le soir venait de tomber sans que je m’en aperçoive, ce qui n’était pas dramatique, mais ma fiancée m’attendait depuis belle lurette. Les retrouvailles furent houleuses. Oublier sa moitié restée travailler, quand moi je m’amusais à courtiser les ombres ! C’est vrai que je n’eus pas d’explication. L’amour ne résista pas à cette scène d’origine rurale et carnavalesque ; je fus chassé du logis et n’eus plus jamais de nouvelles de ma belle. »

Portrait rédigé par : Emmanuel Hussenet
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