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À pied, en famille, avec deux ânes vers Compostelle
par Bernard Delloye & Mélanie Delloye
le mercredi 6 mai 2009 à 20 heures 30


Un jour d’avril 2003, Bernard et Mélanie Delloye chaussent leurs bottines et partent pour réaliser un rêve : marcher droit devant eux sans se retourner, sans savoir où ils vont ni même ce qu’ils cherchent. Ils iraient par la seule force de leurs jambes, fussent-elles petites comme celles de leurs enfants, Pierre, 6 ans, et Madeleine, 8 ans. En ce printemps de leur vie, prendre la direction du sud était bien la seule consistance qu’ils pouvaient donner à un projet pas assez sérieux pour mériter la moindre précision et pas assez publicitaire pour être qualifié de « folie ». Mais il y avait un pays avec lequel ils n’avaient pas compté : l’été. Territoire de lumière aveuglante, ciel sans nuit, l’anticyclone a figé la vie pendant des semaines (15 000 décès en France). Fin juillet, il fallait s’arrêter de marcher dès 11 heures du matin et attendre le crépuscule, couchés sur un tapis de feuilles mortes. Alors que le soleil cuisait leurs poêles crâniens depuis plusieurs semaines, un pâtissier-chocolatier de Figeac les recueillit et fit d’eux les premiers réfugiés climatiques belges. Le petit-déjeuner à l’aube dans son atelier fut le meilleur de leur vie.
Les galères de la canicule dans le sud de la France valaient bien les douches froides successives rencontrées dans la recherche d’un hivernage que le mauvais temps rendait de plus en plus pressant. Après neuf mois de marche, la bise et la neige dirigèrent leurs pas vers des montagnes de la Galice espagnole. Des gens de cette région leur avaient parlé avec des airs consternés d’un endroit habité par des hurluberlus et accessible qu’à pied. Ils ne pouvaient, cette fois, pas se permettre de faire demi-tour comme lorsqu’ils revinrent bredouilles de leur quête d’un lieu d’hivernage en Aragon. Aussi quand, pour tout adieu, la petite route de montagne vira brutalement et les laissa devant une plaque tordue et criblée de balles qui annonçait l’endroit de manière très peu officielle, ils doutèrent de la réalité de cette histoire… et même de toute leur histoire. Trois heures de marche plus loin, alors que le jour tombait, de justesse, ils aperçurent un squelette de village dévoré par la lande montagneuse. Le quidam qui leur avait donné ce tuyau ne leur avait pas menti. Le pays où le piéton et l’âne sont rois existe bel et bien. Aucun service public : ni eau courante, ni égout, ni raccordement électrique, ni enseignement, ni dispensaire, ni bus, ni police, ni juge, ni poste, ni poubelle. Rien que des guitares, des flûtes et des djembés, des feux de bois, des châtaignes, des ânes pour le transport et un grand déjeuner au sanglier après le travail en commun…


Les Delloye voulaient un bain de nature totale et elle ne s’est pas refusée à eux. La relative tolérance du superprédateur humain pour les écosystèmes de nos climats tempérés et méditerranéens permet encore d’admirer des miracles d’ingéniosité naturelle bien supérieure à tous les chefs-d’œuvre de l’humanité. Même si on ne peut plus parler de forêts « naturelles » ou de coin de nature « intacte » dans cette partie de l’Europe, Bernard et Mélanie Delloye ne boudent pas leur plaisir et observent avec l’œil du naturaliste comment la nature réussit à faire beaucoup avec peu. Musardant durant trois ans avec leurs deux enfants et leurs deux ânes, leurs pieds ont foulé le sable issu de la décomposition du granit tout au long des courbes du plissement hercynien qui va du Morvan à la Galice, de la dehesa espagnole à la Serra da Estrela portugaise. Mais il n’y pas que l’appel de la nature dans ce départ sans projet.
Leurs trois ans d’errance ont commencé avec une utopie : faire de Bruxelles, capitale de l’Europe, une ville sans voiture. C’était il y a douze ans. C’est là que débute véritablement leur voyage au pays de la lenteur, leur quête d’une autre manière d’être au monde. Bruxelles-Babel, où chacun discourt sur ce que son voisin devrait faire, les a vite convaincus de passer à l’action : vivre leur pensée plutôt que penser leur vie. Ils n’ont pas changé le monde, ils se sont changés eux-mêmes. Leur prise de conscience, commencée avec le verbe, s’est terminée en marche de protestation à travers l’Europe des villages.
D’abord, ils décident de se passer de tous ces objets qui, loin de les libérer, les enferment. Vrombissants, encombrants, ils sont censés faire gagner du temps alors qu’ils ne font qu’augmenter l’angoisse de manquer de temps. Après les objets inutiles, ce fut le tour des occupations nuisibles, comme le travail, qui coûte bien souvent plus qu’il ne rapporte et qui fait perdre la vie ; les habitudes délétères, comme la vitesse et l’instabilité motorisée, qui nous soustraient au monde et nous font perdre le nord.
Pendant ce temps, leurs enfants grandissaient, et une autre valeur sacrée se dressait au-dessus des flots comme un récif meurtrier : l’école obligatoire. Voilà bien une institution dans laquelle nous plaçons des espoirs démesurés. Ils se disaient que, même après une vie de navettes scolaires, leurs enfants auraient une chance sur dix d’en sortir illettrés et que marcher n’importe où pour arriver quelque part entre Athènes et Fez valait bien un Erasmus. De fait, l’océan les arrêta sur une plage portugaise après trois ans de marche et d’escales. Comment l’école pourrait-elle nous apprendre la vie lente et la frugalité, elle qui est guidée par des considérations à court terme ? La plupart des choses que nous savons, à commencer par le langage, nous les avons apprises en dehors de l’institution. L’envers d’un tableau noir, voilà donc ce que deviennent les quatre pays traversés de part et d’autre des Pyrénées. Les enfants y arpentent non pas des courbes de niveau sur une carte mais un jardin où la géographie s’apprend avec les pieds. Enfin, la vision de deux ânes, si calmes et réfléchis, merveilles de douceur et d’humilité, n’est-elle pas l’inspiration quotidienne idéale pour méditer sur nos préjugés et notre conception erronée du monde ?






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Livre des intervenants en rapport avec cette conférence :
Classes de Terre, Deux ânes, deux enfants, en route vers l’Atlantique


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