Jean Pastureau

Jubilé de la mémoire :

« Pendant quelque temps après mon retour de Paris puis d’Aix, alors que le nouveau grand problème de ma petite existence était de parler, de plaire et de tenir tête à des potaches toulonnais turbulents, j’ai repensé à mon séjour bruxellois. Une voix intérieure, qui reproduisait ce qu’aurait pu me dire un ami à qui j’aurais tout raconté, me reprochait avec véhémence d’avoir voulu jouer au clochard, quand tant de gens se trouvaient à leur corps défendant dans la misère ; d’avoir jeûné à bon compte, quand un quart de la planète crevait de famine ; d’avoir chatouillé mon goût petit-bourgeois de l’aventure en simulant une clandestinité sans risques judiciaires ; d’avoir prétendu m’extraire de mon passé dans un environnement différent pour ne m’intéresser finalement qu’aux besoins élémentaires de mon moi étriqué.
Raison suffisante pour ne rien raconter à personne. D’autant plus que, débutant dans un métier où il ne fait pas bon étaler sa vie privée, et à une époque où le vagabondage beatnik n’était pas encore à la mode en province, j’aurais pu m’attirer les foudres pudibondes de parents d’élèves, ou, pis, le ridicule, qui tue en pédagogie encore plus qu’ailleurs.
Restait le reproche intime, lancinant, justifié. Mais confession vaut rémission, et la même petite voix m’a soufflé : “Tu devrais coucher tout cela sur le papier, pendant que c’est encore frais” ; puis elle a corrigé : “Non, attends plus tard pour le raconter, ce qui survivra dans ta mémoire, c’est ce qui méritait d’être dit.” »