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Dans les jardins ouvriers de Nogent-sur-Marne (France)
Année 2007
© Sophie Zénon
Formateur et animateur d’ateliers d’écriture.

Introduction – Un atelier d’écriture dans l’Eure :


« Campagne. Le mot est lâché. À vrai dire, je m’étonne toujours que des gens vivent sur ces territoires peu peuplés, qu’ils y travaillent et en tirent des revenus, qu’ils côtoient rudesse du soleil, violence des orages, battements de la pluie, cinglements du vent, et que leurs activités dépendent pour une bonne part de la météorologie. Campagne, traversée dans un train qui ne laisse regarder que derrière une vitre ce qui ne peut qu’échapper. Sauf à accepter de marcher sur ces terres, de ressentir l’effort que demandent le dénivelé d’un flanc de montagne, la boue ou la poussière d’un chemin de plaine, l’encombrement d’un sentier de forêt. Sauf à accepter d’entrer dans ce qui autorise le déploiement de l’écoute et de l’odorat et laisse le temps de voir et de rencontrer ceux qui vivent là. Oui, il en faut, du temps, pour se souvenir que la campagne est un lieu de travail avant d’être un espace vide, une option d’aménagement parmi d’autres, un parc de loisirs. Mon histoire n’a plus rien à voir avec l’agriculture, sauf à remonter à plusieurs générations : des ancêtres pâtres et journaliers en Lorraine, paysans en Vendée, dans les Hautes-Alpes et dans le Var. Je ne sais rien de la réalité du travail qu’exige un monde qui n’est pas le mien : une terre inconnue. Que sais-je du rythme de vie d’un troupeau, de l’évolution d’un verger ou de la croissance d’un grain de blé ? Et des gestes de cette alchimie qui va les transformer en saucisson, en fromage, en cidre ou en pain ? Et pourtant, de tout cela je me nourris.
Pourtant, pendant mon enfance, l’agriculture était à portée de main. Elle et moi cohabitions, séparés seulement par la largeur d’une route aisément franchissable. Mais la frontière n’a jamais cessé d’exister. Milieu des années 1960, cité La Fauconnière, à Gonesse, dans le Val-d’Oise. Sentiment étrange d’être un pionnier de cette ville nouvelle, non encore aboutie, érigée au milieu des champs. Du monticule de terre qui sépare les portes d’entrée de l’immeuble et un trio de châteaux d’eau, on aperçoit les espaces dégagés des cultures, qui déclinent jusqu’aux contours d’une autre ville. Solitude agricole dans laquelle nous, enfants, nous aventurons rarement : le cœur de la cité, son bac à sable, ses pelouses et ses cages à poule sont plus familiers, rassurants. Chemins tracés au cordeau. Champs de betteraves, de blé ou de pommes de terre bordés de coquelicots et d’herbes folles à la lisière desquels nous capturons coccinelles et hannetons. À l’automne, comme par magie, apparaissent en bordure de chaussée des monceaux de betteraves qui attendent d’être chargés dans des bennes, des pommes de terre aussi, et la terre déposée sur les routes par les roues de tracteurs que je ne voyais jamais. Je me suis longtemps demandé comment tout cela pouvait marcher, ces champs, ces cultures, moi qui n’y voyais pas de paysans, parce que mes journées se passaient à l’école.
Juillet 2000. Retour dans le “vieux” Gonesse. Je n’y retrouve aucun repère. Depuis le train qui me reconduit à Paris, dans une courbe de la voie, je reçois en pleine mémoire une ferme improbable et ses hectares de terrain aux pentes d’un vallon. Un ruisseau sort de nulle part, des vaches paissent dans une prairie délimitée par des clôtures. Tout est là : survivance agricole entourée des stigmates d’une urbanisation forcenée. Et de me souvenir que mon enfance a probablement eu à faire avec cette ferme, que j’en ai franchi la porte avec, à la main, un bidon métallique, que j’en suis reparti avec des œufs, un poulet. Nous y venions parfois chercher “des produits de la ferme” – déjà un autre monde. Le lait qu’il fallait faire bouillir – pour moi, tous les laits n’étaient pas identiques, il y avait ceux que l’on pouvait boire tout de suite et les autres –, les œufs à gober… Je voudrais que cette ferme aperçue un jour d’été, par les fenêtres d’un train, soit véritablement celle-ci, celle de mon enfance. »


Extrait de :

Plumes des champs, Itinéraires paysans en Normandie
(p. 2-3, Transboréal, « La clé des champs », 2007)

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